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Opuscules (Ferland)/CHAPITRE DEUXIÈME

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Imprimerie A. Côté (p. 61-92).

CHAPITRE DEUXIÈME

I


Dans l’après-midi de ce jour, nous pûmes laisser Nataskouan, et nous mettre de nouveau en route. De ce havre à Wapitugan, il y a environ vingt-cinq lieues ; sur cette étendue de côtes sont le poste de Kégashka où se termine la seigneurie de Mingan, et où sont établies sept ou huit familles acadiennes, puis ceux de Maskouaro, de la Romaine, de Coucoutchou, qui renferment chacun une famille.

À Wapitugan, la côte qui, depuis Mingan, a couru de l’est à l’ouest, se replie vers le nord-est. Le pays change d’aspect : les îles deviennent plus nombreuses et bordent la côte sur deux ou trois rangs ; les arbres disparaissent, l’on ne rencontre plus que des broussailles, ou brousses selon le langage du pays. Ce sont des épinettes noires, blanches et rouges, des sapins, des bouleaux et des cormiers, qui s’élèvent à une hauteur de six ou sept pieds ; encore ne trouve-t-on ces arbres rabougris que dans les lieux les plus favorisés.

La côte du Labrador, depuis Wapitugan jusqu’à la baie de Brador, c’est-à-dire sur une longueur d’environ soixante lieues, est un lit de granit, dont les aspérités forment des collines et de petites montagnes sur la terre ferme, et des îles fort nombreuses dans la mer. Presque partout ces rochers se montrent à nus ; sur quelques points une mousse blanche et épaisse s’étend sur le roc et lui communique une teinte grisâtre. Ailleurs les mousses sont décomposées et en se mêlant avec le détritus des rochers ont formé quelques pouces d’un sol, dont les éricacées se sont emparées. Quand on observe de loin la verdure dont elles revêtent la pierre, on croirait voir de magnifiques prairies, ou de beaux champs de blé encore en herbe ; mais, de près, l’illusion est bien vite dissipée. En se pourrissant à leur tour les feuilles et les racines de ces plantes finissent par former, dans les creux des rochers, une couche de terre végétale de dix à douze pouces d’épaisseur. Quelques habitants industrieux ont utilisé le terreau ainsi formé, en le ramassant et le transportant dans un lieu abrité : par ce moyen ils ont réussi à créer des jardins et de petits champs, où ils récoltent des patates et des navets. On concevra combien ce travail doit être pénible, si l’on considère qu’il n’y a pas de chevaux pour faire les charrois, et que tout doit être transporté à bras. L’histoire du Labrador n’est pas longue. Ce pays, à l’arrivée des Européens, était dans la possession des Esquimaux, qui soutenaient déjà et continuèrent longtemps après à soutenir une guerre assez vive, d’une part, contre les Montagnais, et, de l’autre, contre les Souriquois ou Micmacs, habitants des côtes de l’Acadie, de la Gaspésie et de Terreneuve. Les Esquimaux qui semblent appartenir à la famille des Samoyèdes et des Lapons se défendaient courageusement ; mais quand les Français se mirent de la partie contre eux, ils durent céder peu à peu et se retirer vers le Labrador septentrional.


II


Les chroniques du nord de l’Europe nous portent à croire que dès les treizième et quatorzième siècles, les Norvégiens et les Danois avaient découvert dans leurs voyages les îles de Terreneuve et le Labrador. En 1497, Jean et Sébastien Cabot, cherchant un passage vers les Indes, reconnurent la partie septentrionale du Labrador. En 1500, le portugais Cortereal visita aussi les côtes de ce pays. Dès l’année 1504, des pêcheurs basques, normands et bretons, y faisaient la pêche. Lorsque Jacques Cartier découvrit le fleuve Saint-Laurent, il rencontra vers la baie des Rochers un vaisseau rochelois, qui cherchait le port de Brest, situé près de l’embouchure de la rivière Saint-Paul.

Abondante en poissons, cette mer continua d’être fréquentée, et le port de Brest devint le rendez-vous d’un grand nombre de pêcheurs français. Lewis Roberts, dans son Dictionnaire du Commerce, imprimé à Londres, en 1600, dit que c’était le principal poste de la Nouvelle France, la résidence d’un gouverneur, d’un aumônier et de quelques autres officiers : que les Français en exportaient de grandes quantités de morues, des barbes et des huiles de baleine, ainsi que des castors et autres fourrures précieuses. Il ajoute qu’ils entretenaient un fort à Tadoussac, pour y faire le trafic des pelleteries avec les sauvages. Il est difficile de déterminer ce qu’il y a de vrai dans l’assertion de cet auteur ; mais il est bien certain que sur la baie de Saint-Paul se trouvent des ruines qui ont conservé le nom de Vieux-Fort. Le même nom est donné à ce lieu dans les cartes attachées à l’histoire du Canada, par Charlevoix.

Quand la colonie de la Nouvelle-France eut commencé à s’affermir, des compagnies, à la tête desquelles étaient les sieurs Aubert de la Chesnaye et Riverin, obtinrent des concessions de terres sur la côte du Labrador, au nord de Blanc-Sablon. Peu de temps après, le sieur LeGardeur de Courtemanche était mis en possession de la baie de Phélypeaux, aujourd’hui nommée la baie de Brador ; et le sieur Amador Godefroy de Saint-Paul obtenait cinq lieues de côtes, de chaque côté de la grande rivière des Esquimaux, à laquelle il donna le nom de Saint-Paul, et qui est aujourd’hui appelée rivière aux Saumons.

Dans les limites de la seigneurie du sieur de Saint-Paul, se trouvait renfermé l’ancien port de Brest. Le but des concessionnaires, tel qu’il est exprimé dans leurs demandes, était de faire « la pêche des molues, baleynes, loups-marins, marsouins et autres ». Les héritiers des premiers acquéreurs continuèrent la même pêche, et dans un tableau des produits du Canada, pour l’année 1744, l’on trouve que plusieurs milliers de barriques d’huile avaient été en cette année exportées du Labrador.

Sous le gouvernement britannique toutes ces pêcheries passèrent à des marchands anglais et écossais, qui employaient un certain nombre d’hommes pour faire la pêche et la chasse. Le chef de la dernière compagnie qui exploita ces postes fut le sieur Adam Lymburner, alors un des premiers marchands de Québec.

Il y a quarante ans, l’on ne rencontrait pas sur la côte une seule femme d’origine européenne ; les six ou sept postes du Labrador ne renfermaient que des hommes, presque tous originaires de Berthier. Ceux-ci étaient célibataires ou avaient laissé leurs femmes dans leur paroisse natale. Plusieurs, après avoir réussi à faire des épargnes et à découvrir quelque lieu avantageux pour la chasse ou pour la pêche, s’y bâtirent des demeures et commencèrent à travailler pour leur propre compte ; la femme et les enfants venaient bientôt après occuper la maison et prendre part aux travaux du chef de la famille. Les premiers arrivés attirèrent quelques-uns de leurs parents ou de leurs amis ; et ainsi se sont établies une quarantaine de familles canadiennes, venues des environs de Québec. Les femmes sont encore bien moins nombreuses que les hommes, de sorte qu’il est presque impossible d’obtenir une servante sur les lieux ; aussi si une femme est malade, elle doit avoir recours à sa voisine. Or, les maisons étant à cinq ou six milles l’une de l’autre, la voisine qui vient servir de garde-malade doit amener avec elle tous ses enfants, s’ils sont encore en bas âge. Pour la raison ci-dessus donnée, la rareté des personnes du sexe, il arrive que les filles se marient fort jeunes, souvent même avant l’âge de quinze ans.

Trente familles à peu près parlent la langue anglaise ; parmi elles une dizaine sont catholiques et les autres protestantes. Quelques-unes comptent parmi leurs ancêtres des anglais, des écossais, des irlandais, des jersiais, des français et des esquimaux.

La langue française est la plus généralement répandue dans la partie supérieure du Labrador, depuis Mingan jusqu’à Saint-Augustin ; elle est aussi ordinairement en usage à Blanc-Sablon ; mais depuis Saint-Augustin jusqu’à la baie de Brador, on parle habituellement l’anglais. Beaucoup d’habitants de la côte se servent facilement des deux langues.

On rencontre peu de Montagnais ; ceux qui paraissent dans ces quartiers pendant quelques semaines ne font qu’y passer, pour se rendre à leurs quartiers d’hiver et en revenir par les rivières d’Itamamiou, de Saint-Augustin ou des Saumons. Quant aux Esquimaux, j’en ai vus trois ou quatre, qui vivent à l’européenne ; tous les autres se sont retirés vers le nord. Ils ont néanmoins laissé dans le pays des traces de leur passage : les noms de lieux, la manière de faire la pêche et la chasse, certaines coutumes locales, viennent en grande partie des Esquimaux : les voitures, les harnais des chiens, les fouets sont les mêmes dont se servent les Esquimaux. L’on a fait preuve de sagesse en conservant ces usages des anciens habitants, car ils conviennent au climat et à la nature du pays.

En laissant Wapitugan, j’entrais dans les limites de ma mission. La Marie-Louise devant s’arrêter à la plupart des postes pour y débarquer des provisions, j’étais assuré de rencontrer le P. Coopman ou du moins, s’il était parti, d’apprendre quelles étaient les maisons qu’il n’avait pu visiter ; car je ne savais encore où il me faudrait débarquer. À la Pointe-à-Morier et à Watakayastic, on nous informa que la maladie du Rev. Père avait été très grave, qu’après avoir été retenu une quinzaine de jours au Petit Mécatina, il avait pu se mettre en route, avec l’espérance de continuer sa mission.


III


Le 4, nous nous arrêtions à Natagamiou, tout près d’une chute que fait la rivière de ce nom en se jetant dans la mer. La cascade est si forte que le saumon ne peut la remonter ; aussi le poste ne vaut-il rien pour la pêche du saumon. Le propriétaire de Natagamiou possède la seule vache qui se trouve entre Wapitugan et Blanc-Sablon ; il en retire peu de profit, car, de huit à dix lieues à la ronde, on envoie chercher chez lui du lait, pour guérir toutes les maladies imaginables : un tel service ne se refuse jamais et est toujours rendu gratuitement.

À la Tête-à-la-Baleine, nous débarquons un passager, qui vient s’essayer aux travaux du pays. Cette île est un rocher à peu près nu ; cependant le sieur Kenty, qui s’y est établi, entretient fort convenablement sa famille, avec les produits de la pêche du loup-marin, de la morue et du hareng. Au commencement du mois d’août, il avait déjà près de trente mille morues, et le poisson était encore abondant. Il a aussi su utiliser le peu de terre qui se trouve sur l’île, en la ramassant et la transportant près de sa maison, pour y former un petit champ. La culture lui a fourni des navets et des pommes de terre, dont il a pu vendre une partie, après avoir fait la provision nécessaire pour sa famille.

En laissant la Tête-à-la-Baleine, nous franchissons un étroit passage au milieu des îles — et nous côtoyons le pied du Gros Mécatina, morne élevé, qui sert d’amarque aux vaisseaux arrivant de la haute mer sur la côte du Labrador. Sa cime est depuis une semaine couverte de fumée. Selon ce qu’on nous dit, le feu, mis dans les broussailles et dans la mousse par des voyageurs imprudents, s’est étendu sur toute la montagne et a ensuite pénétré dans les terres, consumant dans son passage la maigre provision de bois qui servait au besoin des habitations environnantes. Comme la sécheresse règne depuis longtemps, l’on craint qu’il ne soit porté vers l’intérieur du pays, où il causerait un double dommage, en détruisant le bois, si précieux dans ces lieux, et en éloignant le gibier. L’on est tout étonné d’apercevoir, sur les flancs noircis de la montagne, des ravines encore pleines de neige. Malgré les flammes de l’incendie, malgré les chaleurs du mois d’août, l’hiver a laissé les traces de sa rigueur, non-seulement sur la terre, mais encore sur la mer, car, à une lieue de distance, une énorme glace miroite au soleil, en se balançant lourdement sur les vagues.

Le poste du Gros Mécatina est ancien, et, il y a un siècle, il était un des plus productifs du Labrador ; en 1744, la veuve Pommereau, à qui il appartenait, en retirait 451 barriques d’huile, tandis que le poste de la baie Phélypeaux n’en fournissait que 390 au sieur de Brouague. Aujourd’hui, il a perdu de sa valeur, et cependant les quelques familles qui y demeurent n’ont point raison de se plaindre de leurs pêcheries.

Dans une des baies voisines, la baie des Bateaux, on trouve des huîtres connues sous le nom de palourdes, dont les coquilles sont fort belles : elles vivent cachées dans le sable, et, pour les en tirer, il faut se servir de la pelle ou de la pioche. Elles sont, dit-on, d’un goût excellent

Nous nous dirigeons vers la Tabatière, où je dois laisser la goëlette pour donner une mission. La Tabatière est la métropole du canton ; située à mi-distance, entre Wapitugan et Blanc-Sablon, elle renferme dans un rayon de trois lieues douze familles catholiques. Aussi, à un peu plus d’un mille du principal établissement, a-t-on élevé une chapelle, destinée à l’usage de ce noyau de fidèles. La raison qui a porté à mettre la chapelle à une telle distance du port peut servir à donner une idée du pays ; c’est le seul endroit où il y ait assez de terre pour un cimetière ; et encore ce cimetière a-t-il à peine, un quart d’arpent en superficie.

Le poste de la Tabatière a été établi par le sieur Samuel Robertson, que monsieur Lymburner voulut favoriser, après avoir abandonné lui-même le commerce du Labrador. Écossais de naissance, M. Robertson apportait aux affaires l’intelligence et la persévérance qui distinguent ses compatriotes. Lorsqu’il eut reconnu les avantages qu’offrait le port de la Tabatière, il le choisit pour y établir une grande pêcherie ; les loups-marins alors étaient si nombreux dans ces parages, que dans un seul automne on en prit ici plus de quatre mille.

Le nouveau propriétaire était d’un caractère un peu excentrique, et tentait parfois des entreprises hasardeuses qui lui plaisaient par leur singularité. Il avait remarqué que les baleines, en remontant, suivaient assez souvent une passe entre deux îles ; il crut pouvoir les arrêter, ou du moins les embarrasser dans leur course, en tendant un rets monstre dans ce détroit. Pour cette fin, il fit préparer avec un soin particulier un filet d’un genre tout nouveau. Les mailles, d’une très-grande largeur, étaient formées avec de gros câbles, capables de résister à une forte tension ; des barriques vides servaient de flottes ; de puissantes amarres, destinées à tendre le rets et à le maintenir en place, étaient attachées à des ancres qu’on avait enfoncées dans les fissures du roc. Robertson avait eu la précaution de prendre à son service, pour l’hiver, des harponneurs et des matelots accoutumés à poursuivre la baleine. Il espérait qu’en suivant sa route accoutumée, la baleine irait se heurter contre le filet ; les harponneurs devaient alors profiter de la situation, et donner le coup de mort au malheureux cétacé, embarrassé dans les plis du filet. Les pêcheurs connaissaient un peu le vigoureux lutteur à qui ils avaient affaire ; ils représentèrent que toutes les amarres, retenant un côté du filet, devaient être assez faibles pour se briser au premier choc ; qu’en cédant ainsi sur un point le ret serait moins exposé à être rompu et s’enlacerait plus sûrement autour de la baleine ; que si les deux bouts étaient également solides, la baleine ferait une trouée complète et continuerait sa route. Le conseil était trop sage pour être adopté ; la conséquence fut que la première baleine passa à travers le filet, et le laissa dans un état si déplorable, qu’il fallut le lever sans mot dire. Depuis cette tentative, l’on a renoncé à prendre les baleines avec des filets.

Je fus reçu chez une des cinq familles qui demeurent dans le voisinage immédiat de la Tabatière ; et je pus, le même soir, juger de l’hospitalité qu’on exerce sur la côte, et dont j’avais entendu parler à plusieurs reprises. En effet, pour le souper, une dizaine d’hommes se présentèrent à table et s’y placèrent sans façon. « Combien employez-vous donc de pêcheurs ? » demandai-je à quelqu’un de la maison. « Nous n’avons que trois hommes. — Mais d’où viennent tous vos convives ? — Les uns appartiennent aux postes voisins ; les autres sont arrivés par une goëlette venue de l’ouest, et s’en vont à la pêche du hareng vers Blanc-Sablon. — Les connaissez-vous tous ? — Pas tous ; mais quand un étranger arrive, il a sa place à table ; c’est la coutume. Dix étrangers resteraient une semaine toute entière dans une maison, qu’on ne leur ferait pas voir que leur visite est un peu longue. »

L’hospitalité se pratique même en l’absence des maîtres de la maison. Pendant la pêche du saumon, quelques familles laissent leur demeure ordinaire, pour aller en occuper une autre sur les bords de la rivière Saint-Augustin, ou de quelque autre rivière. En partant, on laisse des provisions, quelquefois même de l’argent, et les portes restent ouvertes, de manière que les voyageurs y puissent entrer et prendre les choses dont ils ont besoin. Jusqu’à présent, personne n’a abusé d’une si louable coutume ; mais le temps est arrivé où, à cause du grand nombre d’étrangers qui fréquentent la côte, il ne sera pas possible de la maintenir.

Il est à remarquer que chaque famille a ordinairement deux maisons : la maison du large et la maison de terre. La maison du large est placée sur une île, ou au bord de la mer si elle est sur la terre ferme. C’est la demeure ordinaire de la famille pendant la plus grande partie de l’année ; elle est toujours dans l’endroit où la pêche du loup-marin, du hareng et de la morue se peut faire plus facilement. La maison de terre est occupée pendant la saison du saumon, qui se prend dans les rivières. Il est des gens qui en possèdent une troisième pour l’hiver, afin d’être plus rapprochés du bois ; car il arrive que la maison du large se trouve à quatre ou cinq lieues de l’endroit où l’on coupe le bois de chauffage.

En général, les maisons ordinaires sont propres, et assez grandes pour être partagées en deux ou trois chambres. Les meubles n’en sont pas riches, mais l’on y trouve tout ce qui est nécessaire. Les marchands y viennent d’Halifax, parcourent les havres de la côte, sur des goëlettes, et fournissent à un taux raisonnable les provisions et les marchandises qui, si l’on en excepte la farine et le lard, sont à meilleur marché qu’à Québec. En retour, les trafiquants reçoivent les huiles, le poisson et les pelleteries. Ils s’en tiennent ordinairement au troc, et ne donnent d’argent que dans les cas extraordinaires. Ainsi conduit, ce commerce est fort lucratif. C’est sur la côte du Labrador que le sieur Daniel Cronyn, un des plus riches marchands d’Halifax, a fait une fortune considérable. Il passait de poste en poste sur une goëlette, distribuait des marchandises, et recevait le saumon, l’huile, les peaux de loups-marins et les riches fourrures des planteurs : je dois employer ce nom de planteurs, que se donnent les habitants de la côte, quoiqu’il n’y en ait que deux ou trois parmi eux qui plantent des pommes de terre.

Les marchands de Québec ont eu moins de succès : pendant bien des années, le feu sieur Victor Hamel a fait un commerce étendu avec les Labradoriens : il en a retiré assez peu de profit, mais beaucoup d’honneur, car partout je l’ai entendu louer pour son honnêteté et son obligeance. Aujourd’hui, peu de Canadiens font le commerce au Labrador ; l’on prétend que leurs marchandises sont mises à un prix trop élevé, et que le marché de Québec ne vaut point celui d’Halifax pour les produits du pays.


IV


Le 5 août, lendemain de mon arrivée, je me rendis à la chapelle, qui est convenable et bien tenue. Elle est couronnée par un petit clocher, qui attend encore une cloche ; derrière le chœur, il y a une sacristie, qui peut servir de résidence temporaire au missionnaire, pendant les quelques jours de sa visite en été. Le site, tout-à-fait solitaire, est propre à l’étude et à la méditation ; on n’y entend d’autres sons que le chant des oiseaux et le bruit de la vague qui vient déferler sur le sable du rivage. Là, pendant plus de la moitié d’une semaine, je donnai matin et soir les exercices de la mission, et tous y assistèrent régulièrement. Le dernier jour, qui était un dimanche, la congrégation se trouva au grand complet ; car aux habitants du lieu s’étaient réunies plusieurs familles sauvages qui se rendaient à la rivière Saint-Augustin. « N’est-ce pas », observait après la messe, un jeune homme né au Labrador, « qu’il y a beaucoup de monde par ici : je suis sûr qu’il y avait plus de cinquante grandes personnes dans la chapelle. » Entre les offices du matin et ceux du soir, je trouvais du temps pour lire et pour explorer les mornes voisins. Un cap, taillé à pic et qui s’avance dans la baie Rouge, à quelques pas de la chapelle, excitait particulièrement ma curiosité. Sur une saillie du rocher, à cinquante pieds au-dessus de la mer, s’élèvent quelques pierres, qui semblent noircies par la fumée. A-t-on fait du feu sur cette pointe suspendue au-dessus d’un précipice ? Comment y a-t-on transporté du bois ? — À quel propos des chrétiens se sont-ils nichés là-haut ? — Voilà l’énigme qui se présentait à mon esprit, depuis une heure que je rôdais sur la grève, au pied du cap. Comme je n’avais personne autour de moi pour m’éclairer sur ce sujet, je me décidai enfin à essayer de résoudre personnellement le problème. Attaquer le rocher de front, était tout bonnement se casser la tête contre une muraille ; il fallait recourir à la stratégie, et prendre la forteresse à revers. En m’éloignant du rivage, je réussis à gravir le coteau, au moyen de quelques arbrisseaux ; puis, un sentier tracé par les chiens, me conduisit au sommet du cap, d’où je me glissai tant bien que mal sur une corniche du rocher, longue d’environ douze pieds et large de trois ou quatre. Sous mes pieds était le rivage d’où j’avais examiné ce nid d’aigle ; ce n’était pourtant pas un nid d’aigle, mais bien un nid de montagnais. Oui, sur ces quelques pieds de roc, une famille sauvage avait passé deux semaines : ces pierres enfumées formaient la cheminée ; quelques branches d’épinette recouvertes de mousse marquaient le lieu où dormaient paisiblement le père, la mère et les enfants, tandis qu’au-dessus grondait l’ouragan, et qu’au-dessous la mer dans sa furie ébranlait le pied du rocher. Des tisons noircis, des amas d’os de goëlands, et d’arêtes de poissons prouvent que la chasse et la pêche avaient abondamment fourni à la cuisine qu’on faisait céans. Mais comment les enfants n’ont-ils pas été lancés à la mer par leur étourderie naturelle, ou par la violence des vents ? c’est ce dont je ne puis me rendre compte. — On m’apprit plus tard que cette famille était une de celles qui en péchant et en chassant descendaient à la rivière Saint-Augustin.

Dans mes promenades, je pus étudier à loisir la botanique du pays. Le règne végétal y offre surtout des éricacées et des plantes alpines, qui croissent dans les fentes des rochers, ou au milieu des couches de la longue mousse grise. Souvent, au fond d’un bassin creusé dans le roc, et dont les parois retiennent les eaux pluviales, s’étend sur un lit de deux ou trois pouces de terre, un riche et mollet tapis, formé par le drosera rotundifolia. Cette plante délicate, dont la teinte rougeâtre contraste avec le beau vert des lycopodes, occupe des espaces assez considérables sur plusieurs des îles de la Demoiselle. Les arbustes les plus communs, sont : le thé du Labrador, ledum latifolium, qui répand un odeur aromatique, lorsque l’on broie ses feuilles veloutées ; un bouleau nain à feuilles rondes, betula glandulosa ; la petite épinette noire, qui se traîne sur les rochers et dont les feuilles infusées dans l’eau chaude fournissent un breuvage préféré au thé par les planteurs ; on en fait aussi une bière meilleure que la bière d’épinette grise. Les fruits, ou, comme on les nomme dans le pays, les graines sont en abondance. L’on trouve beaucoup de bluets ; deux espèces d’atocas ; les mûres rouges du rubus ardicus qui porte des fleurs cramoisies ; les baies de l’arbutus alpinus, en anglais fox-berry ; les graines de corbijeaux, noires et rouges, empetrum nigrum et empetrum rubram, nourriture favorite des oiseaux dont elles portent le nom.

Au mois d’août les corbijeaux arrivent tout amaigris ; ils dévorent avec avidité les baies de l’empetrum ; et, au bout de quelques semaines, ils ont acquis un embonpoint tel qu’ils ont peine à voler. Mais le fruit du pays, par excellence, est une mûre jaume, rubus chamœmorus, nommée chicoté par les sauvages et les français ; et bake-apple par les anglais. Ce fruit est estimé non-seulement des hommes, mais encore des chiens et des ours, qui en sont très-friands ; il est mis à bien des sauces, mais il sert surtout aux provisions de confitures, que les ménagères préparent pour l’hiver. Je dois ajouter à la liste de fruits, les groseilles rouges et violettes, les petites poires, amelanchier canadensis, et les framboises qui sont rares. Quant aux fraises, si communes dans les environs de Québec, je ne me rappelle pas en avoir trouvé sur la côte du Labrador.

V


Le 6, en retournant le soir à mon logis, je pus juger par mes yeux de l’abondance du poisson dans cette mer. J’avais dans le cours de la journée remarqué plusieurs barges, qui se suivaient lentement, en visitant les baies et les anses. Chacune était conduite par six rameurs ; debout sur l’avant, se tenait immobile un matelot, qui sondait de ses regards le fond de la mer.

Ces barges étaient à la recherche d’un banc de harengs ; elles appartenaient à une goëlette mouillée à deux lieues de là, près du Gros Mécatina. Deux heures plus tard, leur grande seine, longue de plus de cinq cents brasses, avait été lancée à l’eau et enveloppait une masse épaisse de harengs. Les deux bouts de la seine avaient été toués vers la terre, où ils furent amarrés, puis avec de petits filets l’on mettait le poisson à sec sur le rivage. La prise était évaluée à quatre ou cinq cents barils. Comme le vent du nord-est commençait à souffler avec violence, les embarcations du voisinage furent mises en réquisition, et, à mesure qu’on en avait empli une, on la dépêchait vers la goëlette. Par malheur, une des barges trop lourdement chargée fut couverte par un coup de mer, vis-à-vis de la Baie-Rouge, et les deux pêcheurs qui la conduisaient furent emportés par la vague. Leur perte était assurée, si leurs compagnons n’avaient volé à leurs secours sur de légères embarcations : l’un et l’autre furent retirés à demi-morts et ne comptant plus revoir la terre. On les transporta dans une maison voisine, où les soins les plus empressés leur furent prodigués avec tant d’efficacité, que le lendemain ils étaient prêts à reprendre leur pénible travail.

Cependant comme le vent continuait à augmenter, il fallut mettre la seine en état de résister à la mer, au moyen d’ancres et de forts câbles ; pendant la nuit, tous les pêcheurs restèrent sur pied, prêts à couper les amarres, à ouvrir la seine et à la retirer de l’eau, si elle était en danger de se rompre. Le soir, un véritable ouragan se déchaîna ; les vagues venaient se briser avec fureur contre les rochers, et s’élevaient en masses d’écume à une hauteur de plus de vingt pieds. La mer et le vent semblaient devoir tout balayer ; mais l’abri avait été si bien choisi et les mesures étaient si soigneusement prises pour prévenir les accidents, que durant trois jours de gros temps la seine résista à la pression du dehors et aux mouvements du dedans ; car les pauvres prisonniers, battus par les flots, cherchaient à rompre les murailles de la geôle.