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Oraison funèbre d’Yolande de Monterby

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Oraison funèbre d’Yolande de Monterby
Texte établi par Abbé Jacques-Paul MigneJ.-P. Migne, éditeur (7p. 691-693).


ORAISON FUNÈBRE
de madame yolande de monterby,
abesse des religieuses bernadines de ***
[1].

La vie, estimable non par sa longueur, mais par l’usage que nous en faisons. Grandes vertus qui ont sanctifié les longues années de cette abbesse.

Ubi est, mors, victoria tua ?
Ô mort, où est ta victoire ?
(I Cor., XV, 55)

Quand l’Église ouvre la bouche des prédicateurs dans les funérailles de ses enfants, ce n’est pas pour accroître la pompe du deuil par des plaintes étudiées, ni pour satisfaire l’ambition des vivants par de vains éloges des morts. La première de ces deux choses est trop indigne de sa fermeté ; et l’autre, trop contraire à sa modestie. Elle se propose un objet plus noble dans la solennité des discours funèbres : elle ordonne que ses ministres, dans les derniers devoirs que l’on rend aux morts, fassent contempler à leurs auditeurs la commune condition de tous les mortels, afin que la pensée de la mort leur donne un saint dégoût de la vie présente, et que la vanité humaine rougisse en regardant le terme fatal que la Providence divine a donné à ses espérances trompeuses.

Ainsi n’attendez pas, Chrétiens, que je vous représente aujourd’hui ni la perte de cette maison, ni la juste affliction de toutes ces dames, à qui la mort ravit une mère qui les a si bien élevées. Ce n’est pas aussi mon dessein de rechercher bien loin dans l’antiquité les marques d’une très-illustre noblesse, qu’il me serait aisé de vous faire voir dans la race de Monterby, dont l’éclat est assez connu par son nom et ses alliances. Je laisse tous ces entretiens superflus pour m’attacher à une matière et plus sainte et plus fructueuse. Je vous demande seulement que vous appreniez de l’abbesse, très-digne et très vertueuse, pour laquelle nous offrons à Dieu le saint sacrifice de l’Eucharistie, à vous servir si heureusement de la mort qu’elle vous obtienne l’immortalité. C’est par là que vous rendrez inutiles tous les efforts de cette cruelle ennemie ; et que, l’ayant enfin désarmée de tout ce qu’elle semble avoir de terrible, vous lui pourrez dire avec l’Apôtre : Ô mort, où est ta victoire ? Ubi est, mors, victoria tua (I Cor., XV, 55) ? C’est ce que je tâcherai de vous faire entendre dans cette courte exhortation, où j’espère que le Saint-Esprit me fera la grâce de ramasser en peu de paroles des vérités très considérables que je puiserai dans les Écritures.

C’est un fameux problème, qui a été souvent agité dans les écoles des philosophes, lequel est le plus désirable à l’homme, ou de vivre jusqu’à l’extrême vieillesse, ou d’être promptement délivré des misères de cette vie. Je n’ignore pas, chrétiens, ce que pensent là-dessus la plupart des hommes. Mais comme je vois tant d’erreurs reçues dans le monde avec un tel applaudissement, je ne veux pas ici consulter les sentiments de la multitude, mais la raison et la vérité, qui seules doivent gouverner les esprits des hommes.

Et certes il pourrait sembler au premier abord que la voix commune de la nature, qui désire toujours ardemment la vie, devrait décider cette question. Car si la vie est un don de Dieu, n’est-ce pas un désir très juste de vouloir conserver longtemps les bienfaits de son souverain ? Et d’ailleurs étant certain que la longue vie approche de plus près l’immortalité, ne devons-nous pas souhaiter de retenir, si nous pouvons, quelque image de ce glorieux privilège dont notre nature est déchue ?

En effet nous voyons que les premiers hommes, lorsque le monde plus innocent était encore dans son enfance, remplissaient des neuf cents ans par leur vie ; et que, lorsque la malice s’est accrue, la vie en même temps s’est diminuée. Dieu même, dont la vérité infaillible doit être la règle souveraine de nos sentiments, étant irrité contre nous, nous menace en sa colère d’abréger nos jours : et au contraire il promet une longue vie à ceux qui observeront ses commandements. Enfin, si cette vie est le champ fécond dans lequel nous devons semer pour la glorieuse immortalité, ne devons-nous pas désirer que le champ soit ample et spacieux, afin que la moisson soit plus abondante ? Et ainsi l’on ne peut nier que la bonne vie ne soit souhaitable.

Ces raisons, qui flattent nos sens gagneront aisément le dessus. Mais on leur oppose d’autres maximes qui sont plus dures à la vérité, et aussi plus fortes et plus vigoureuses. Et premièrement, je nie que la vie de l’homme puisse être longue ; de sorte que souhaiter une longue vie dans ce lieu de corruption, c’est n’entendre pas ses propres désirs. Je me fonde sur ce principe de saint Augustin : Non est longum quod aliquando finitur (In Joan. Tract. XXXII, n. 9, t. III, par. II, pag. 529) : Tout ce qui a fin ne peut être long. Et la raison en est évidente ; car tout ce qui est sujet à finir s’efface nécessairement au dernier moment, et on ne peut compter de longueur en ce qui est entièrement effacé. Car de même qu’il ne sert de rien de remplir lorsque j’efface tout par un dernier trait, ainsi la longue et la courte vie sont toutes égalées par la mort, parce qu’elle les efface toutes également.

Je vous ai représenté, chrétiens, deux opinions différentes qui partagent les sentiments de tous les mortels. Les uns, en petit nombre, méprisent la vie ; les autres estiment que leur plus grands bien c’est de la pouvoir longtemps conserver. Mais peut-être que nous accorderons aisément ces deux propositions si contraires, par une troisième maxime, qui nous apprendra d’estimer la vie, non par sa longueur, mais par son usage ; et qui nous fera confesser qu’il n’est rien plus dangereux qu’une longue vie, quand elle n’est remplie que de vaines entreprises, ou même d’actions criminelles ; comme aussi il n’est rien plus précieux, quand elle est utilement ménagée pour l’éternité. Et c’est pour cette seule raison que je bénirai mille et mille fois la sage et honorable vieillesse d’Yolande de Monterby ; puisque, dès ses années les plus tendres jusqu’à l’extrémité de sa vie, qu’elle a finie en Jésus-Christ après un grand âge, la crainte de Dieu a été son guide, la prière son occupation, la pénitence son exercice, la charité sa pratique la plus ordinaire, le ciel tout son amour et son espérance.

Désabusons-nous, chrétiens, des vaines et téméraires préoccupations, dont notre raison est tout obscurcie par l’illusion de nos sens : apprenons à juger des choses par les véritables principes ; nous avouerons franchement, à l’exemple de cette abbesse, que nous devons dorénavant mesurer la vie par les actions, non par les années. C’est ce que vous comprendrez sans difficulté par ce raisonnement invincible.

Nous pouvons regarder le temps de deux manières différentes : nous le pouvons considérer premièrement en tant qu’il se mesure en lui-même par heures, par jours, par mois, par années, et dans cette considération je soutiens que le temps n’est rien, parce qu’il n’a ni forme, ni subsistance ; que tout son être n’est que de couler, c’est-à-dire, que tout son être n’est que de périr, et partant que tout son être n’est rien.

C’est ce qui fait dire au Psalmiste retiré profondément en lui-même, dans la considération du néant de l’homme : Ecce mensurabiles posuisti dies meos (Ps. XXXVIII, 6) : Vous avez, dit-il, établi le cours de ma vie pour être mesuré par le temps ; et c’est ce qui lui fait dire aussitôt après : Et substantia mea tanquam nihilum ante te : Et ma substance est comme rien devant vous ; parce que, tout mon être dépendant du temps, dont la nature est de n’être jamais que dans un moment qui s’enfuit d’une course précipitée et irrévocable, il s’ensuit que ma substance n’est rien, étant inséparablement attachée à cette vapeur légère et volage, qui ne se forme qu’en se dissipant, et qui entraîne perpétuellement mon être avec elle d’une manière si étrange et si nécessaire, que si je ne suis le temps, je me perds, parce que ma vie demeure arrêtée ; et d’autre part, si je suis le temps, qui se perd et coule toujours, je me perds nécessairement avec lui : Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te. D’où passant plus outre il conclut : In imagine pertransit homo (Ibid.) : L’homme passe comme les vaines images que la fantaisie forme en elle-même, dans l’illusion de nos songes, sans corps, sans solidité et sans consistance.

Mais élevons plus haut nos esprits ; et après avoir regardé le temps dans cette perpétuelle dissipation, considérons-le maintenant en un autre sens, en tant qu’il aboutit à l’éternité ; car cette présence immuable de l’éternité, toujours fixe, toujours permanente, enfermant en l’infinité de son étendue toutes les différences des temps, il s’ensuit manifestement que le temps peut entrer en quelque sorte dans l’éternité ; et il a plu à notre grand Dieu, pour consoler les misérables mortels de la perte continuelle qu’ils font de leur être, par le vol irréparable du temps, que ce même temps, qui se perd, fût un passage à l’éternité, qui demeure : et de cette distinction importante du temps considéré en lui-même, et du temps par rapport à l’éternité, je tire cette conséquence infaillible :

Si le temps n’est rien par lui-même, il s’ensuit que tout le temps est perdu auquel nous n’aurons point attaché quelque chose de plus immuable que lui, quelque chose qui puisse passer à l’éternité bienheureuse. Ce principe étant supposé, arrêtons un peu notre vue sur un vieillard qui aurait blanchi dans les vanités de la terre. Quoique l’on me montre ses cheveux gris, quoique l’on me compte ses longues années, je soutiens que sa vie ne peut être longue, j’ose même assurer qu’il n’a pas vécu. Que sont devenues toutes ses années ? Elles sont passées, elles sont perdues. Il ne lui en reste pas la moindre parcelle en ses mains ; parce qu’il n’y a rien attaché de fixe, ni de permanent. Que si toutes ses années sont perdues, elles ne sont pas capable de faire nombre. Je ne vois rien à compter dans cette vie si longue ; parce que tout y est inutilement dissipé. Par conséquent tout est mort en lui ; et sa vie étant vide de toutes parts, c’est erreur de s’imaginer qu’elle puisse jamais être estimée longue.

Que si je viens maintenant à jeter les yeux sur la dame si vertueuse qui a gouverné si longtemps cette noble et religieuse abbaye, c’est là où je remarque, fidèles, une vieillesse vraiment vénérable. Certes, quand elle n’aurait vécu que fort peu d’années, les ayant fait profiter si utilement pour la bienheureuse immortalité, sa vie me paraîtrait toujours assez longue. Je ne puis jamais croire qu’une vie soit courte, lorsque j’y vois une éternité tout entière.

Mais quand je considère quatre-vingt-dix ans si soigneusement ménagés ; quand je regarde des années si pleines et si bien marquées par les bonnes œuvres ; quand je vois dans une vie si réglée, tant de jours, tant d’heures et tant de moments comptés et alloués pour l’éternité, c’est là que je ne puis m’empêcher de dire : Ô temps utilement employé ! ô vieillesse vraiment précieuse ! Ubi est, mors, victoria tua ? Ô mort, où est ta victoire ? Ta main avare n’a rien enlevé à cette vertueuse abbesse ; parce que ton domaine n’est que sur le temps, et que la sage dame dont nous parlons, désirant conserver celui qu’il a plu à Dieu lui donner, l’a fait heureusement passer dans l’éternité.

Si je l’envisage, fidèles, dans l’intérieur de son âme, j’y remarque, dans une conduite très sage, une simplicité chrétienne. Étant humble dans ses actions et dans ses paroles, elle s’est toujours plus glorifiée d’être fille de saint Bernard que de tant de braves aïeux, de la race desquels elle est descendue. Elle passait la plus grande partie de son temps dans la méditation et dans la prière. Ni les affaires, ni les compagnies n’étaient pas capables de lui ravir le temps qu’elle destinait aux choses divines. On la voyait entrer en son cabinet avec une contenance, une modestie et une action toute retirée, et là elle répandait son cœur devant Dieu avec cette bienheureuse simplicité qui est la marque la plus assurée des enfants de la nouvelle alliance. Sortie de ces pieux exercices, elle parlait souvent des choses divines avec une affection si sincère, qu’il était aisé de connaître que son âme versait sur ses lèvres ses sentiments les plus purs et les plus profonds. Jusque dans la vieillesse la plus décrépite, elle souffrait les incommodités et les maladies sans chagrin, sans murmure, sans impatience ; louant Dieu parmi ses douleurs, non point par une constance affectée, mais avec une modération qui paraissait bien avoir pour principe une conscience tranquille et un esprit satisfait de Dieu.

Parlerai-je de sa prudence si avisée dans la conduite de sa maison ? Chacun sait que sa sagesse et son économie en a beaucoup relevé le lustre. Mais je ne vois rien de plus remarquable que ce jugement si réglé avec lequel elle a gouverné les dames qui lui étaient confiées ; toujours également éloignée et de cette rigueur farouche et de cette indulgence molle et relâchée : si bien que, comme elle avait pour elles une sévérité mêlée de douceur, elles lui ont toujours conservé une crainte accompagnée de tendresse, jusqu’au dernier moment de sa vie, et dans l’extrême caducité de son âge.

L’innocence, la bonne foi, la candeur, étaient ses compagnes inséparables. Elles conduisaient ses desseins, elles ménageaient tous ses intérêts, elles régissaient toute sa famille. Ni sa bouche ni ses oreilles n’ont jamais été ouvertes à la médisance ; parce que la sincérité de son cœur en chassait cette envie secrète qui envenime presque tous les hommes contre leurs semblables. Elle savait donner de la retenue aux langues les moins modérées ; et l’on remarquait dans ses entretiens cette charité dont parle l’Apôtre (I Cor., XIII, 5), qui n’est ni jalouse ni ambitieuse, toujours si disposée à croire le bien qu’elle ne peut pas même soupçonner le mal.

Vous dirai-je avec quel zèle elle soulageait les pauvres membres de Jésus-Christ ? Toutes les personnes qui l’ont fréquentée savent qu’on peut dire, sans flatterie, qu’elle était naturellement libérale, même dans son extrême vieillesse, quoique cet âge ordinairement soit souillé des ordures de l’avarice. Mais cette inclination généreuse s’était particulièrement appliquée aux pauvres. Ses charités s’étendaient bien loin sur les personnes malades et nécessiteuses : elle partageait souvent avec elles ce qu’on lui préparait pour sa nourriture ; et dans ces saints empressements de la charité, qui travaillait son âme innocente d’une inquiétude pieuse pour les membres affligés du Sauveur des âmes, on admirait particulièrement son humilité, non moins soigneuse de cacher le bien, que sa charité de le faire. Je ne m’étonne plus, chrétiens, qu’une vie si religieuse ait été couronnée d’une fin si sainte.

  1. Nous ignorons de quelle maison cette dame était abbesse : le manuscrit ne l’indique pas : et quelque recherche que nous ayons faite, nous n’avons rien pu découvrir de certain sur sa famille.