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Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XIV

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Amyot Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 257-269).
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XIV

Où le capitaine Barthélemy met l’œil à une fente pour mieux voir, et l’oreille à une cloison pour mieux entendre.

Un instant après avoir quitté don Torribio Moreno, le capitaine Barthélemy fit un détour sous bois, revint par un crochet et se mit sur la piste du pseudo Mexicain qu’il suivit à distance sans en être aperçu.

Il vit celui-ci entrer, non pas dans sa quinta ou maison de campagne ainsi qu’il l’avait annoncé au capitaine, mais au contraire dans une pulqueria mal famée où se réunissaient d’ordinaire les gens sans aveu et les bandits de sac et de corde dont les colonies Espagnoles, dès les premiers jours de leur existence, semblent, on ne sait pourquoi, avoir acquis le privilège de posséder un si grand nombre.

Don Torribio Moreno avait mis pied à terre et était entré d’un pas délibéré, et en homme qui se sent chez lui, dans l’intérieur de cet établissement plus que louche.

Nous avons oublié de noter que, pendant les trente ou trente cinq minutes que le capitaine Barthélemy l’avait laissé seul, le digne Mexicain avant que de pénétrer dans le village, et sans doute derrière un buisson, avait profité de la solitude complète qui régnait autour de lui pour si bien changer son costume, qu’il s’était rendu complètement méconnaissable pour tout œil moins intéressé ou moins pénétrant que celui du célèbre flibustier.

En arrivant quelques minutes plus tard devant la porte de la pulqueria, le capitaine s’arrêta.

Il eut un moment d’hésitation ; il était évident que, des le premier pas qu’il ferait dans la salle, ` le regard de son ami tomberait d’aplomb sur lui et il serait aussitôt reconnu.

C’était justement ce qu’il voulait éviter.

Malheureusement le Frère de la Côte se trouvait alors en face d’une de ces difficultés que le hasard fait surgir tout à coup pour renverser les plans les mieux conçus et qui sont presque impossibles à tourner.

Mais le capitaine Barthélemy était un de ces hommes énergiques, à la volonté de fer qui, lorsqu’ils veulent une chose, la veulent bien et quand ils ont pris une résolution, se font tuer sur place plutôt que d’y renoncer.

— Bah ! murmura-t-il à part lui en haussant les épaules d’un air significatif, qui ne risque rien n’a rien, et, si malin qu’il soit, ce ne sera pas encore de lui que je prendrai des leçons de finesse. Et d’ailleurs ajouta-t-il avec un rire narquois, le bon Dieu me doit bien cette compensation !

Il fit cabrer et caracoler son cheval de façon à attirer l’attention, mais voyant que personne ne sortait :

— Oh ! là ! cria-t-il d’une voix forte, mozo, viendras-tu, misérable, au nom du diable !

Presque aussitôt un individu couvert de vêtements sordides, maigre, rachitique, tordu, bossu, au visage taillé en biseau et à la mine famélique, mais dont les yeux gris et ronds, percés comme avec une vrille, pétillaient de finesse, apparût sur le seuil de la porte.

Ce charmant spécimen de la race indienne, car cet homme était un Indien, mit son bonnet crasseux à la main, lança à la dérobée un regard cauteleux sur le voyageur, et se décida à s’avancer au-devant de lui.

— Que désire Votre Seigneurie ? dit-il en s’inclinant respectueusement et en saisissant le cheval par la bride.

— Je désire, répondit le capitaine, que vous conduisiez mon cheval au corral et que vous me serviez un verre de mezcal.

— Ici ? demanda l’autre d’un air sournois.

— Non pas, reprit vivement le capitaine, dans la salle commune, ou, s’il y a trop de monde, dans une chambre particulière ; je vous paierai ce qu’il faudra.

Et il fit un mouvement pour mettre pied à terre.

— Vous serez parfaitement dans la salle commune, Seigneurie, répondit obséquieusement l’Indien, et les consommateurs ne vous y gêneront pas.

— Pourquoi donc cela ? demanda le capitaine en sautant à bas de son cheval.

— Parce que, Seigneurie, nous n’avons personne et que la pulqueria est en ce moment complètement vide.

Le capitaine lança un regard pénétrant sur l’Indien, regard que celui-ci supporta sans baisser ni détourner les yeux.

— Alors c’est différent, mon ami, reprit le capitaine et lui posant la main sur le bras : veux-tu gagner une once d’or, ajouta-t-il en baissant légèrement la voix ?

— Hum, Seigneurie, j’aimerais mieux en gagner deux, répondit aussitôt l’autre en clignant l’œil d’un air significatif.

— Bon ? je vois que nous nous entendons.

— Seigneurie, un pauvre diable comme moi qui gagne huit piastres par an — quand par hasard on le paie autrement qu’en coup de bâton — s’entend toujours avec les caballeros qui daignent l’honorer de leur confiance, et lui montrer des onces d’or.

Le mot montrer fut prononcé avec un accent auquel le capitaine ne se trompa point.

Il sortit de sa poche une longue bourse de soie rouge au travers des mailles de laquelle on voyait étinceler l’or, introduisit la main droite dans cette bourse et pinçant avec une précision mathématique deux onces entre le pouce et l’index il les fit miroiter devant les yeux pétillants d’avarice du pauvre Indien.

— Que ferais-tu bien pour gagner ceci et même le double si j’étais content de toi ? dit-il avec un sourire.

— Hélas Seigneurie, répondit l’Indien avec une expression impossible à rendre, je n’ai pas de père, sans cela je vous dirais… mais, à son défaut, disposez de moi ; que faut-il faire ? je vous appartient corps et âme.

Le capitaine ferma la main.

— Où est le corral ? dit-il.

— Là, Seigneurie, derrière la maison, vous pouvez l’apercevoir d’ici !

— Très-bien ; écoute-moi ; tu as cinq minutes, pas une seconde de plus pour conduire mon cheval au corral et revenir me trouver ; si tu dis un mot à âme qui vive, pendant que tu t’acquitteras de ce devoir, rien de fait entre nous. Tu m’as compris ? Va !

– Caraï ! Seigneurie, je serai muet comme un opossum.

Et il emmena le cheval.

Trois minutes plus tard il était de retour.

— Je suis content de toi, reprit le capitaine ; maintenant fais bien attention à ce que je vais te dire : il y a un quart d’heure, un cavalier est entré dans cette maison ; tu as conduit son cheval au corral comme tu viens d’y conduire le mien ; je veux que tu me places dans un endroit où je pourrai voir ce cavalier et entendre tout ce qu’il dira, sans qu’il lui soit possible de se douter de ma présence auprès de lui ; si tu suis mes instructions telles que je te les donne, il y aura pour toi, non pas deux onces, mais quatre. Et pour que tu sois bien certain que je ne te veux pas tromper, en voici deux dès à présent.

Il laissa alors tomber les pièces d’or dans la main frémissante de l’Indien.

Celui-ci les fit disparaître avec une telle prestesse qu’il fut impossible au capitaine de savoir ce qu’elles étaient devenues.

— À propos, j’oubliais je dois t’avertir dans ton intérêt, ajouta-t-il en fronçant le sourcil, qu’au plus léger soupçon, je te ferai sauter la cervelle comme à un chien !

Et soulevant légèrement un des coins de son poncho, il laissa voir à l’Indien les lourds pommeaux de deux pistolets passés dans sa faja de crêpe de Chine.

— Seigneurie, répondit l’Indien avec majesté, si Tonillo avait l’honneur d’être mieux connu de votre Excellence, Votre Seigneurie saurait qu’il n’est pas un traître, mon patron fait la siesta ; je suis donc en ce moment seul maître dans la maison, et je vous promets, sur la part que j’espère avoir un jour en paradis, que vous verrez et entendrez tout ce que disent ou diront les hommes que vous voulez surprendre : D’ailleurs ce sont de mauvais clients, dit-il d’un ton de mépris railleur ; depuis une heure qu’ils sont là ils n’ont pas encore fait de dépenses, même pour un réal, et je dois, avant tout, voir l’intérêt de la maison.

— C’est juste ! dit le capitaine en ricanant.

— Venez, reprit l’autre.

Le capitaine le suivit.

Tonillo, puisque tel était le nom de l’Indien, au lieu d’entrer dans la salle, fit le tour de la maison, traversa le corral, ouvrit une porte fermée seulement au loquet, et introduisit le capitaine dans une espèce de cellier où se trouvaient quelques outres de pulque et de mezcal empilées les unes sur les autres, et une quarantaine de bottes de fourrage.

L’Indien écarta légèrement sept ou huit bottes de fourrage, adossées à la muraille, et montrant au capitaine une fente assez large qui se trouvait dans la cloison :

— Ici vous serez parfaitement, lui dit-il.

— C’est bien ; tu peux te retirer, répondit le flibustier. Veille à ce que mon cheval ne soit pas vu, et, lorsque ces caballeros se disposeront à partir, tu reviendras.

L’Indien fit un salut respectueux, sortit du cellier et referma la porte derrière lui.

Le capitaine se trouva alors plongé dans une obscurité presque complète.

La seule lueur qui éclairait cette espèce de cave, provenait de la large fissure démasquée par l’Indien.

— Pardieu ! grommela à part lui le capitaine, de cet air narquois qui lui était particulier, j’étais bien sûr que le bon Dieu n’abandonnait jamais les honnêtes gens !

Et, s’accommodant le plus confortablement possible, il appliqua son œil à la fente.

Alors, un de ces tableaux pittoresques comme notre immortel Callot commençait à en buriner alors à travers ses courses avec les Bohémiens, s’offrit à sa vue.

Dans une salle assez vaste, mais mal éclairée par d’étroites fenêtres dont le vitrage de plomb était tapissé de toiles d’araignées, et où la fumée des cigares et des cigarettes roulait en nuages intenses au-dessous du plafond, et absorbait presque toute la lumière, une vingtaine d’individus, à mines patibulaires, aux fronts fuyants, aux nez en bec d’oiseau, aux regards louches et à la moustache outrageusement relevée et poignardant le ciel, étaient réunis.

Ces individus, littéralement vêtus de guenilles sordides disposées sur leur corps, avec ce talent que possèdent si bien les Espagnols et qui, au besoin, leur permettrait de se draper dans une ficelle, étaient épars ça et là autour des tables, couchés, assis, debout et affectant les poses et les attitudes les plus fantastiques.

Mais tous étaient formidablement armés.

Non-seulement ils avaient sur la hanche de longues rapières à la poignée en coquilles, mais encore tous portaient des pistolets à la ceinture, et de larges poignards à manches de corne dans la botte droite.

Le capitaine chercha un instant son ami au milieu de la foule bigarrée de ces gentilshommes de grands chemins.

Il ne tarda pas à l’apercevoir, assis sur la seule chaise qui se trouvât dans la salle, le dos appuyé au dossier, la tête rejetée en arrière et fumant, suivant son habitude, un excellent cigare.

Au moment où le flibustier mettait l’œil à la fente, don Torribio Moreno avait la parole : les bandits l’écoutaient avec recueillement.

— Caballeros ! disait-il nonchalamment en lâchant d’énormes bouffes de tabac par le nez et par la bouche, je ne comprends pas votre hésitation ! de quoi s’agit-il, en somme ? Vive Dios ! d’une chose toute simple…

— D’une chose toute simple ! répondit d’une voix rauque un grand drôle à mine rébarbative, qui était borgne de l’œil droit et dont le gauche était louche ; hum ! Votre Seigneurie veut plaisanter sans doute, je ne la trouve pas si simple que cela moi !

— Que le diable vous emporte mon cher Matadoce, répondit don Torribio d’un air aimable. Vous soulevez sans cesse des objections pour la moindre des choses.

Le digne Matadoce qui, entre parenthèse, à en juger par la mine, paraissait avoir parfaitement mérité son nom, lequel signifie littéralement en espagnol « qui en a tué douze » répondit aussitôt sans s’émouvoir :

— Je soulève des observations, Seigneurie, parce que je suis un honnête homme, et que je tiens à faire consciencieusement et de façon a ne pas m’attirer de reproches, l’ouvrage dont je me charge. Pour ce qui est des fillettes, la chose va de soi, ce n’est qu’une question de nœud coulant plus ou moins bien serré, voilà tout ! un enfant s’en chargerait ; pauvres chères colombes ! elles ne songeront même pas à se défendre… et puis, nous serons en mer, loin des regards indiscrets, nul n’oserait interrompre notre besogne… mais ce n’est pas tout.

— Oui, oui, répondit don Torribio en ricanant, je sais où le bât vous blesse.

— Caraï ! j’avoue qu’il me blesse furieusement, je l’ai entrevu deux fois ce fameux capitaine Bustamente, ainsi que vous le nommez, Seigneurie, sur ma foi ! il n’a pas l’air d’un compagnon commode du tout.

— Mais vous êtes vingt ?

— La belle avance ! écoutez bien ceci : Il y a trois jours, pas plus tard, nous nous étions embusqués, une douzaine de compagnons, pour l’attendre à la sortie de chez le gouverneur ; on dit qu’il est très-heureux au jeu et dame nous voulions le débarrasser d’une partie de son bénéfice de la soirée : il faisait noir comme dans un four ; il arrive, nous tombons sur lui tous à la fois ; un autre aurait demandé grâce et se serait rendu, n’est-ce pas ?… Ah bien oui… Que fait notre endiablé capitaine ? Il dégaine une espèce d’épée de bal, longue comme un couteau, qu’il portait pour toute arme, et, sans dire un mot, sans jeter un cri, il tombe si dru sur nous qu’en moins de trois minutes il en a éventré cinq, éclopé deux ou trois, et s’en est allé en nous faisant la nique. Non, non, Seigneurie, ce n’est pas aussi simple que cela ! et puis, en ma qualité d’homme d’épée, je l’aime, moi, cet homme, c’est un brave ; je m’y intéresse et sur ma foi ! je ne le tuerai pas à moins de trente onces, voilà !

— Voilà, répondirent en chœur tous les autres bandits.

— C’est à prendre ou à laisser, Seigneurie, reprit Matadoce.

Don Torribio sembla réfléchir un instant.

— Allons dit-il, avec une grimace qui avait la prétention de ressembler à un sourire, allons ! mauvaises têtes, il faut toujours en passer par où vous voulez ; je vous gâte, ma parole d’honneur ! Vous aurez chacun vos trente onces ; mais, cette fois, j’espère que vous le tuerez.

— Seigneurie ! répondit le bandit avec dignité, sans honnêteté il n’y a pas d’affaires possibles. Mes amis et moi nous sommes, grâce à Dieu, connus pour des hommes consciencieux, et qui toujours gagnons loyalement notre argent.

— Je n’ai jamais mis en doute votre honneur et votre loyauté, répondit en ricanant don Torribio ; et maintenant que tout est bien convenu entre nous, car tout est convenu, n’est-ce pas ?…

— Convenu ! oui, Seigneurie, répondirent les bandits.

— Sauf les avances, ajouta Matadoce d’une voix insinuante.

— Vous toucherez chacun dix onces dans un instant ; le reste après l’affaire faite. Seulement, souvenez-vous qu’il vous faut vous tenir toujours à ma disposition. Je ne vous embarquerai sur la goélette qu’au dernier moment.

Le capitaine Barthélemy jugea qu’il en avait assez entendu ; il quitta son embuscade.

Cinq minutes plus tard, après avoir donné deux onces à l’honnête Tonillo, il s’éloignait à toute bride de la pulqueria.

— Mordieu ! disait-il entre ses dents, tout en galopant, l’animal est plus venimeux que je ne le pensais. Je ne regrette pas de l’avoir épié et surtout écoute. C’est encore le seul moyen de bien entendre ! Comme c’est bon, cependant, d’avoir de la méfiance !