Aller au contenu

Péché d’orgueil (Brassard)/12

La bibliothèque libre.
Imprimerie des sourds-muets (p. 135-150).

CHAPITRE xii

La perspicacité de Gilles ne s’était pas trompée en devinant le drame dans la vie conjugale de Paul et Alix. Quoique rien ne transpirât au dehors, aux yeux plus avertis du frère d’Alix, aucun détail n’échappait. L’absence à peu près continuelle de Paul de son logis, l’éclairait suffisamment, et puis il avait été édifié incidemment sur ce qui l’occupait, d’une façon dont nous parlerons plus tard.

Le jeune couple avait écourté de moitié sa croisière dans le Sud. La tension à bord devenait intolérable. Paul comprit que les nerfs de sa femme étaient à bout Il eut pitié d’elle, pitié de lui aussi. Le ballottage, le tangage, le roulis du bateau lui rappelaient trop l’épave qu’il était. Et puis, dans l’oisiveté de ce palais flottant, trop de pensées l’accablaient.

À Québec, il reprendrait son travail, et l’ardeur à la tâche lui ferait peut-être un peu oublier. Alix, elle, retrouverait une atmosphère plus calme et la visite de ses parents, de ses amies lui serait une distraction salutaire.

Sans presque se le dire, les deux jeunes gens comprirent leur désir réciproque de mettre fin au supplice des tête-à-tête que leur imposaient souvent les circonstances du voyage.

Un mois après leur départ, Paul et Alix étaient de retour à Québec. Quelques visites, des réceptions, les étourdirent et les arrachèrent passagèrement à eux-mêmes durant ces courts instants de contact avec leurs connaissances.

Paul restait le moins possible à la maison, où Alix seule et désemparée faisait appel à toute son énergie pour ne pas crier la solitude de ses longues journées. Elle en vint à souhaiter la venue de son mari. Lorsqu’elle l’entendait rentrer, elle éprouvait comme une détente. Paul avait le don d’entamer une conversation sur un sujet intéressant, et elle l’esprit de l’entretenir. Mais comme il l’avait dit, Paul n’importunait pas sa femme par sa présence, il saisissait toutes les occasions de s’en éloigner. Les excursions de chasse et de pêche, sur fin de semaine, étaient de bons prétextes. Il fut absent huit jours à une convention d’architectes tenue à Ottawa.

On était rendu au premier décembre. Ce soir-là, Paul qui arrivait précisément d’Ottawa, parlait à sa femme de la capitale, de ses beautés, et d’une séance du parlement à laquelle il avait assisté. Alors qu’il citait une phrase du Premier Ministre, il s’arrêta.

— Décidément, Alix, je bafouille, me voilà qui parle politique, dit-il. Au retour du voyage que je dois faire à Rimouski, je vous entretiendrai de sujets moins ennuyeux, ou du moins j’essaierai.

— Vous allez à Rimouski ?

— Un voyage d’affaire. Je dois aller surveiller pendant quelque temps, trois semaines peut-être, certains travaux dont j’ai charge.

— Et vous partez quand…

— Après-demain.

Pour montrer à son mari qu’elle n’était pas tout à fait indifférente à ce qui le touchait, Alix fit adroitement allusion à ses travaux. Aussi adroitement, Paul bouta l’ouverture.

Non. Dans ce coin privé de sa vie, où il pouvait encore respirer, personne n’entrera.

Alix comprit, et, blessée, écourta la soirée. Son bonsoir fut froid.

Paul qui regardait s’éloigner cette femme altière, ne se doutait pas que la blessure qu’il venait de lui infliger, en figeant le beau visage, avait aussi fait saigner le cœur. Il regretta ses paroles. Il fut sur le point de rappeler sa femme, mais à quoi bon ?

— Rappeler Alix ? se dit-il, qu’est-ce que je lui dirais ! des banalités. Elle a rendu mon cœur muet, et de crainte qu’il se remettre à parler et dise les mots d’amour qu’il contient, je m’éloigne.

Le lendemain après-midi, Alix qui se croyait seule, pénétra dans la bibliothèque pour échanger un livre. En entrant dans la pièce comme le temps était sombre, elle poussa le commutateur. Celui-ci alluma une lampe sur pied dont la disposition de l’abat-jour projeta une lumière tamisée sur un large Chesterfield, placé près de la cheminée, et sur lequel Paul dormait.

L’architecte, revenu de bonne heure chez lui, fatigué, s’était jeté sur les coussins, d’où maintenant, Alix, sa surprise passée, ne pouvait détacher les yeux.

Comme il était beau cet homme étendu devant elle. À quoi songeait ce front bien modelé caché sous une main forte et souple. Que se passait-il dans ce cœur dont les battements soulevaient le vêtement, mystère ! Et que se passait-il donc dans ce cœur à elle aussi ? Cet homme qu’elle regardait, était son mari, elle lui avait juré fidélité et amour.

— Je suis trop fière pour lui être infidèle, se dit-elle en redressant la tête, et pour l’aimer…

Aimer ! Sans chercher à analyser le trouble qui l’envahit soudain, à ce mot, elle éteignit vivement la lumière, et regagna son boudoir. Entrée dans la pièce, elle en ferma la porte. Elle sentait qu’elle allait pleurer. En effet, à peine se fut-elle jetée sur un divan, que ses larmes jaillirent pressées, abondantes de ses paupières closes, mais ses pleurs ne venaient pas d’un cœur lourd, il y avait comme une chanson à travers ses sanglots, de la joie dans son chagrin. Elle soupira profondément, en songeant à l’homme accablé qu’elle venait de voir, une sensation de langueur l’enveloppa, si doucement, qu’elle s’endormit d’un sommeil tout léger, et dans cet engourdissement passager, deux mots se berçaient au rythme un peu inégal de sa respiration : « Tu aimes. »

Dormit-elle longtemps, elle ne sut le dire. Lorsqu’elle s’éveilla, elle se leva de sa couche d’un seul mouvement gracieux de ses membres. Une glace placée devant elle lui renvoya son image, elle ne reconnut pas l’éclat nouveau de ses yeux, ni le sourire étrange qui se jouait sur ses lèvres. Elle quitta son boudoir. Quelle force dirigea donc ses pas vers la bibliothèque, elle ne voulut pas se le demander, mais en voyant, les coussins désertés, elle éprouva une profonde déception.

— Paul est sorti, murmura-t-elle.

Elle entra au salon, et debout devant son piano, laissa errer ses doigts sur les touches d’ivoire, mais elle cessa son jeu et croisant, ses mains, elle se mit à regarder ardemment sa bague de fiançailles. Absorbée dans sa contemplation, Alix n’entendit pas marcher derrière elle, aussi un cri lui échappa-t-il lorsqu’une voix taquine prononça :

— À quoi songez-vous donc, ma petite dame…

Elle se retourna comme prise en faute.

Gilles, sans se faire annoncer était entré, et maintenant incliné devant sa sœur, il disait :

— Un sou pour vos pensées, argent comptant malgré la dureté des temps.

Alix sourit.

— Assieds-toi, enfant incorrigible, et garde ton argent.

— Je ne saurai pas ? À quoi songeais-tu, tout de même ?

— À rien…

— Un peu menteuse ?

Elle rougit légèrement.

— Je suis certain d’avoir dérangé ton colloque intime, Alix.

— Je t’assure.

— Alors, pourquoi cette pose d’attente, on dirait que tu crois que je vais m’éloigner, je reste tu sais…

Et comme Alix penchée vers son frère continuait à le regarder vaguement, il dit :

— Sais-tu ce à quoi tu me fais penser en ce moment ?

— Non…

— À quelque chose d’inerte, une plume par exemple, placée près d’une lettre inachevée et qui attend qu’on la reprenne.

Inerte, elle ! oh non ! mais distraite par le merveilleux changement qui remuait son cœur. Elle éloigna l’enivrante obsession et retrouvant sa maîtrise :

— Tu es fou, mon pauvre garçon.

— Fou ? quelle sorte : lunatique ? maniaque…

— Ah, tu m’agaces à la fin, toi.

— Disons, fou clairvoyant, il y en a…

— C’est bien…

— Alors, c’est convenu, je suis fou clairvoyant. Tu ne me crains pas ? J’ai vu et je vois encore beaucoup de choses.

— Quoi encore !…

— Paul est-il ici ?

— Tiens… pour un homme qui se vante de tout voir, ce n’est pas fameux. Non, Paul n’est pas ici. Je croyais que tu venais me voir…

— Précisément, je viens te voir, et suis bien aise de te trouver seule, dit-il devenu sérieux. Seule, répéta-t-il en regardant Alix assise dans une causeuse devant lui, le temps ne te dure pas trop, sœurette, durant tes longues journées ? Paul s’absente souvent ?

— Oui, ses affaires le veulent ainsi, il doit s’absenter…

— Pourquoi…

Alix toisa son frère, et hautaine :

— Gilles, ta question n’est pas de toi.

— Oui. Et ma réponse aussi : Paul te fuit.

— Je ne te reconnais pas le droit de me parler ainsi, dit-elle irritée.

Sans se déconcerter, Gilles poursuivit :

— Et moi, je ne te demande pas la permission pour continuer. Qu’y a-t-il entre Paul et toi…

Le coup était trop direct, et, disons-le, osé.

Alix se leva indignée.

— Ma porte t’est ouverte, Gilles, mais n’abuse pas !

— Oh Alix, excuse-moi, j’en conviens, j’ai été trop loin…

Devant la mine consternée de son frère, Alix eut pitié ; et pour ramener la conversation sur un sujet moins épineux, elle la fit dévier en se servant un peu de ce qui la composait pour l’aiguiller dans une autre direction.

— Sache donc, mon pauvre Gilles, que tu serais un piètre médiateur dans ce qui pourrait exister entre Paul et moi. Tes qualités de joli garçon te servent mieux pour organiser une sauterie, et distraire les dames et demoiselles à un thé. Et parlant thé, n’oublie pas de venir à celui que je vais donner la semaine prochaine.

Gilles demeura muet. Pour dissiper ce mutisme, et peut-être aussi pour se disculper, Alix revint à ce que son frère avait dit :

— Tu sais, Gilles, notre ménage, il passe pour un exemple d’harmonie…

— mondaine, finit-il.

Retrouvant son aplomb de frondeur, il continua :

— Alix, ton foyer est glacial, et tout y semble rébarbatif. On dirait que les ressorts de tes si beaux sièges vont se détendre pour nous piquer, lorsque l’on s’en approche. Et toi-même, sous ton apparence impeccable de femme mondaine on devine un hérisson dards en boule et… avance donc ! Que manque-t-il donc ici pour que ce soit plus accueillant ; il y a pourtant, la jeunesse, la beauté, la richesse et… l’amour. Mais de ces forces magiques, si l’on peut constater les trois premières, on cherche en vain la quatrième.

Alix frémit. Amour, ce mot venait de descendre dans son cœur, et donnait un nom à ce qui s’y passait. Elle ne se défendit pas pour nommer celui qui la jetait dans cet émoi troublant. Elle aimait son mari, et pour se l’avouer, elle sentit son amour grandir et la prendre toute. Empoignée par la sublimité de ce chant vainqueur, la jeune femme l’écoutait dans le ravissement, mais soudain, comme ces nuages subits qui cachent le soleil et jettent de l’ombre sur les choses resplendissantes, une angoisse terrible faite d’une certitude absolue, irréfutable, vint l’affoler puis la terrassa : elle aimait Paul, mais lui ne pouvait plus l’aimer, jamais. Alix vit avec épouvante la vie qui allait être la sienne, une vie de dissimulation et de souffrance. Son amour, il devra se consumer ignoré, elle devra le cacher à celui qui l’avait fait éclore, et Gilles, le clairvoyant, ne devra pas s’en douter. En songeant à l’humiliation qui l’écraserait si Paul un jour venait à découvrir qu’elle l’aimait, Alix fit appel à son orgueil pour lui éviter cet affront. Il arriva en se faisant prier mais la fierté de la jeune femme bondit et arriva à la rescousse. Non, elle, Alix de Busques, ne deviendra pas la risée de Paul Bordier. Personne ne connaîtra le secret de son cœur, et pour commencer, elle devait aveugler son frère.

Un peu désemparée dans ce combat qu’elle commençait, et dont elle ignorait les embûches, Alix, aux remarques de son frère, répondit sur un ton ironique :

— Tu deviens romanesque, mon cher Gilles. Comme tante Eulalie, tu lis trop avant de te mettre au lit. Dompte ton imagination : elle te bourre le crâne de suppositions stupides et de personnages fictifs.

— Celui qui nous occupe n’est pas un héros de roman, et tu le sais. Ne me fais pas répéter son nom.

— Encore ! fit-elle avec de la colère dans les yeux, tu entres sur un terrain où tu n’as pas d’affaire.

— Alix, comprends-moi donc, je ne vous veux que du bien, Paul n’est pas heureux, et toi-même affirmerais-tu ton bonheur ?

— Quelle perspicacité ! Et tu as découvert tout ça, seul, en quelques semaines ? Paul doit t’avoir fait des confidences.

— Paul ne m’a rien dit ; ce que j’ai découvert n’est peut-être pas si caché. Et puis, lorsque l’on redoute un orage, on regarde souvent le ciel : le tien était brouillé à l’époque de ton mariage, pour ne pas dire avant.

— Paul est une victime, je suis son bourreau : naturellement, la femme a toujours le mauvais rôle, ô hommes impeccables !

— Ne raille pas ; il y a une mésentente entre vous deux. À qui la faute ? Tu es fermée, et Paul souffre visiblement.

Pourquoi souffrirait-il ?

Alix aurait voulu éloigner le sujet, et malgré elle, elle venait de l’entretenir. Gilles reprit :

— Si dans mes rencontres relativement courtes avec ton mari, j’ai pu apercevoir ses signes de détresse, qu’est-ce que tu as découvert, toi, qui vis près de lui ?

Tout dévoiler à son frère, la jeune femme en éprouva tout à coup le besoin, mais non le courage. Accuser son péché d’orgueil ? Oh, à quoi bon ! Ensuite, ce n’était pas à Gilles de pardonner, et si elle lui faisait sa confession, il trouverait lui aussi, pour stigmatiser sa conduite infâme, des mots durs. Elle courba le front, en songeant à ceux que Paul avait, dits, et en entendre répéter de semblables, ah non ! Elle reprit avec lassitude :

— Tu te poses mal à propos en prédicant, Gilles, et comme conclusion de ton sermon, tu me suggères d’étudier mon mari et de descendre en moi-même, ce qui équivaut à observer l’un et à démolir l’autre, je suppose.

— Alix, tu déplaces la question afin de ne pas répondre.

— Et toi, de quel droit m’interroges-tu ! s’écria-t-elle, laisse-moi la paix ! Et pour le bénéfice de ton enquête, si tu veux la continuer, adresse-toi donc maintenant à l’autre intéressé.

— Petite sœur, je t’en supplie, ne biaise plus, ouvre les yeux, brise la chaîne de ton orgueil avant qu’elle ne t’ait attachée à un irréparable malheur.

Alix très pâle ne bougea pas. Gilles continua persuasif :

— Détruis ton orgueil comme j’ai détruit le mien, chasse ce vil défaut, j’en choyais un tout pareil, il m’a mal servi, il m’a fait blesser profondément autrefois, celui que je défends aujourd’hui. La scène de la cour du collège me poursuivit assez longtemps pour me corriger. Mais il y a une peine due au péché et que l’on doit à l’offensé : j’ai demandé pardon à Paul.

— Toi ! Quand ça ?

— Le jour de votre mariage. En plus que je lui devais cette réparation, je ne voulais pas être en reste avec l’amitié fraternelle qu’il ne me marchandait pas.

— Et… il t’a pardonné…

— De grand cœur. D’ailleurs l’affaire remontait loin. Peut-être Paul l’avait-il oubliée, mais au bal du Château, un peu gris, je me suis chargé de la lui rappeler, si tu t’en souviens.

S’en souvenir ! Alix revécut la scène avec une rapidité effarante. La Terrasse, l’aveu, l’affront. Puis la salle de bal, le couple qu’ils formaient sous la lumière. Elle ressentit l’étreinte brutale de Paul. Elle revit le sourire mondain du jeune homme qui accompagnait les mots mordants et insultants. Une phrase entre autres vint la brûler comme un trait de feu : « Avez-vous remarqué que des arbres sains, aux racines vigoureuses, pourrissent souvent par le faîte ? » Ah, l’outrage à sa famille ! Elle en oublia son amour pour celui qui l’avait lancée. Elle s’écria, ne pensant plus à la présence de son frère :

— Moi, je ne peux pas pardonner !

Gilles sursauta.

— Alix, dis-moi que tu ne t’es pas servie contre Paul de ce que je t’avais dit autrefois sur lui, c’était faux !

— Et qu’en sais-tu !…

— Alix !

— Et si c’était vrai, si cet homme est réellement ce que tu l’as appelé dans ta colère d’écolier.

— Que dis-tu ? Paul serait…

— Un enfant naturel !

Et forte de son orgueil revenu en entier, Alix jeta :

— Oui, Paul Bordier est un enfant du plaisir coupable, et ce rejeton du vice a osé lever les yeux sur moi, Alix de Busques ! Je l’ai bafoué, je l’ai puni sur-le-champ pour son audace.

— Tu connaissais son origine lorsqu’il t’a déclaré son amour ?

— Non !

— Alors… Pourquoi as-tu frappé sans savoir ? et surtout, pourquoi as-tu marié Paul ?

Alix comprit qu’elle s’était fourvoyée. Pour se donner le beau rôle, elle venait de créer une situation que seul un exposé sincère des faits pouvait éclaircir.

Mais pour cela, il lui fallait, la première, endosser ses responsabilités, et rien ne lui donnerait raison de son parjure. Une seule chose restait à faire : l’aveu. Elle se tordit les mains.

— Gilles, retire-toi, je t’en prie… Je suis brisée…

— Je ne peux pas me retirer dans l’état où tu es… Que je sois ton confident… Dis-moi tout, petite sœur !

— Et quand cela serait… Que peut-on contre l’irrémédiable ?

— Mais de t’être confiée te soulagerait.

— Je ne puis pas !

— Par pitié, Alix, parle !

Elle se cabra, toute sa nature altière révoltée.

— Enfin, me diras-tu le pourquoi de ton intervention hâtive dans tout ceci ?… Un mois ne s’est pas écoulé depuis mon retour, que tu veux forcer ton entrée dans la vie intime de mon foyer. Je ne le permettrai pas !

— Je n’ai pas attendu ta permission pour entrer, non dans ta vie, mais dans ton foyer. Je l’ai fait le premier soir de ton mariage… C’est vilain, j’en conviens. Après votre départ de chez tante Eulalie, je suis parti avec d’autres jeunes gens dans l’intention de vous offrir un petit « send-off » à Paul et à toi. Lorsque nous fûmes rendus devant votre porte, j’entrai seul, heureusement… La partie de plaisir proposée n’eut pas de suite. Je convainquis mes associés de vous laisser… jouir de votre soirée. Comprends-tu, non ma hâte, mais mon anxiété à vouloir vous secourir sans tarder… en autant que je le puis…

— Et qu’est-ce que tu as entendu ce soir-là, bégaya Alix épouvantée ?

— Des éclats de voix, la tienne. Ils étaient de nature à édifier sur le compte de celle qui les lançait ; les quelques mots que j’ai saisis, me font dire que tu es bien coupable…

— Alix eut un sourire navrant et se mit à sangloter.

— Eh bien oui ! je suis coupable et la seule coupable, jeta-t-elle à travers ses larmes. Ah, tu veux savoir… Soit ! Je vais mettre les mots qui ont précédé et suivi ceux que tu as entendus… Tu as assisté à l’épilogue d’un drame, je vais t’en dire le prologue !

Avec un accent de sincérité poignant, Alix fit sa confession.

— Et voilà mon crime dans toute sa laideur… Je dois te faire horreur…

Gilles s’approcha de sa sœur, la prit dans ses bras et l’embrassa plusieurs fois.

— Chère Alix, je ne vois que ton repentir, et il est si beau ! Et puis, malgré la souffrance qui creuse tes traits, je me réjouis de te savoir vainqueur de ton orgueil. Envisage la vie avec confiance, Paul est si bon, et vous êtes si jeunes tous deux…

— Je serai vaillante, tu verras, dit-elle avec un faible sourire, et toi, reprends bien vite ta figure rieuse, je ne te reconnais pas avec celle que tu as en ce moment. Retourne à tes plaisirs, Gilles, et sois persuadé que j’essaierai de réparer ce que j’ai brisé… Merci d’être venu.

— Je reviendrai souvent te voir, Alix. Dans tout ceci j’ai ma part de responsabilités. N’est-ce pas moi, qui, en te remettant en mémoire le fait se rapportant à la naissance de Paul, t’ai permis de le frapper ?

— Ne t’accuse pas, je suis seule coupable. Lorsque je lançais l’affront à Paul, j’étais loin d’être certaine de ce que j’avançais ; j’ai agi par méchanceté.

Vaillante, Alix allait l’être ; seulement, ce soir-là, elle n’eut pas la force de se montrer devant son mari. Elle le pria de l’excuser. Retirée dans son appartement, elle refusa les services de sa femme de chambre et pria qu’on la laissât seule. À Paul qui fit demander de ses nouvelles, elle fit répondre que son malaise était léger.

Elle se coucha aussitôt.

À l’abattement qu’elle éprouvait, succéda bientôt un repos absolu. Pour avoir détruit ce qui avait atrophié ses facultés de cœur et d’esprit, Alix les vit renaître, belles et consolantes. Un regret immense, une contrition parfaite, lui fit demander pardon à Dieu qu’elle avait offensé dans l’homme qu’elle avait fait souffrir.

Calmée, Alix ne voulut penser à rien et se laissa couler dans un sommeil profond. Une lampe mettait autour de la jeune femme une lumière rose, que l’aurore vint blanchir sans éveiller celle qu’elle auréolait. Un large rayon de soleil obstinément, attaché au lit de la dormeuse eut raison des paupières closes. Toutes les impressions de la veille attendaient Alix à son réveil. Elle les reçut dans le recueillement, mais comme la lèvre va à la plus belle des fleurs, elle sourit à son amour. Oui, l’aristocrate Alix de Busques aimait le roturier Paul Bordier, cet homme jeté dans le monde, sans berceau et sans nom. Elle l’aimait et ne s’en défendait pas. Fierté d’origine et naissance tarée, tout disparaissait. Il ne restait plus que la femme qui aimait un homme. C’était l’amour dans toute sa beauté.

Depuis quand Alix aimait-elle Paul ? la révélation était récente, et cependant cet amour, elle le sentait sien, elle y était habituée comme s’il avait toujours existé. Et qui sait, n’existait-il pas depuis sa première rencontre avec le fils d’Eustache ? Comme le plongeur qui entre sous l’onde afin d’éviter la furie des flots, n’était-il pas disparu lors de la tourmente, pour revenir l’orage éloigné ?