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Péché d’orgueil (Brassard)/14

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Imprimerie des sourds-muets (p. 174-183).

CHAPITRE xiv

Sur le chemin qui les conduisait à la messe de minuit à la chapelle de l’Orphelinat des Sœurs-Grises, Alix et son mari se laissaient envelopper par cette magie noëlliste. Ils étaient plus confiants, puis la nuit était si belle. Dans l’air calme et doux, une neige molle tombait venant des nuages si diaphanes qu’ils ne cachaient pas toutes les étoiles. Les vibrations des cloches appelant les fidèles au lieu saint, en traversant l’atmosphère faisaient parfois voltiger comme des nuées de papillons immaculés, les flocons légers, indécis dans leur chute lente.

Au retour de l’église, Paul et sa femme se rendirent chez Eustache Bordier où un réveillon réunissait tout le monde, y compris tante Marie qu’Étienne s’était empressé d’aller chercher. La bonne vieille avait consenti avec joie à venir vivre auprès de son neveu dans l’appartement meublé que ce dernier venait de louer non loin de la résidence de son cousin.

Et maintenant tante Marie assise sur la même causeuse que tante Eulalie, n’avait d’yeux que pour ce grand garçon, le fils de Gilberte, et sa charmante compagne, qui venaient d’entrer. On s’embrassa, on se fit des souhaits, on échangea des cadeaux, la gaieté était générale. À ces agapes, il ne manquait que Gilles, mais celui-ci arriva au moment où l’on désespérait de le voir apparaître. Il fut salué avec enthousiasme. En entrant dans le salon, où tous les invités étaient réunis, Gilles fit une révérence à l’antique, et jeta son chapeau sur un siège. Puis la bouche rieuse, il lança en faisant des liaisons désastreuses entre les mots :

— Comment allez-vous aimables gens de la docte compagnie ?

On se mit à rire.

— Eh bien, c’est ce que vous trouvez de mieux pour me recevoir, protesta-t-il drôlement scandalisé. Je m’en donnerai encore des tours de reins pour faire le gracieux, pour ce que ça rapporte.

— Mon Dieu, Gilles, sois donc convenable ! Si c’est ainsi que l’on entre dans un salon. Je ne t’ai pourtant pas élevé comme un page, gronda tante Eulalie.

Il s’approcha de la vieille demoiselle :

— Vous, ma tante, toutes mes excuses et mes hommages, là, à vos pieds, pêle-mêle.

— Gilles, tu es inconvenant !

— Et je finis par être tout à fait détestable en vous embrassant devant tout le monde. Voilà, c’est fait !

— Oh Gilles !

— Mais c’est permis… Et encore passez-vous la première. Alix vient en deuxième, voyez.

Et le turbulent garçon présenta pudiquement la joue à sa sœur. La jeune femme y appliqua un soufflet.

— Ah bien, c’est du nouveau ! Frapper au visage demande réparation, dit-il en empoignant Alix par la taille pour lui déposer un gros baiser dans le cou. Maintenant, toi, un avertissement : si tu te mets à cogner avec tes pattes de devant, moi je vais me mettre à mordre. Et après avoir menacé Alix du doigt, il frappa de son ongle l’émail éclatant de ses dents.

— Attention, ajouta-t-il, en fronçant ses sourcils bien fournis sur ses yeux bruns, clairs et moqueurs, ce n’est pas pour badiner.

— Le lion ne m’effraie pas, dit Alix, peuh !…

— Non ? regarde cette forte mâchoire.

Alix lui donna une chiquenaude au menton. Il se mit à rire, ce qui lui plaça une large fossette au bas de la joue.

— Horreur, tu ne t’es pas fait la barbe, s’écria la femme de Paul, je viens de sentir la rudesse de ton poil sous mon doigt…

— Pas rasé ! J’ai les joues douces comme celles d’un bébé. Mais sachez, madame, que je vais me laisser pousser la barbe en barbiche.

— Je te le conseille… ça va bien t’aller…

On suivait la scène, amusé.

— Je crois mon jeune ami, reprit Étienne Bordier, que l’idée de votre barbiche devrait être abandonnée ; les dames ne semblent pas la priser.

— Oh, pour l’amour d’elles je puis la sacrifier. Moi, ce qui me faisait opter en sa faveur c’était une question d’économie.

On se regarda interloqué, puis des rires fusèrent.

Paul s’approcha de son beau-frère, et du ton confidentiel d’un homme d’affaires :

— Si tu as des ennuis pécuniaires, Gilles, je puis peut-être te venir en aide, je viens précisément de vendre le bois qui a servi de forme à un cheval en ciment construit pour annoncer les services d’un charretier de la Basse-Ville, ne te gêne pas, je suis en fonds.

— Je te remercie, répondit Gilles, avec un grand sérieux, je saurai me rappeler ton offre généreuse.

— Mais qu’est tout ceci, s’enquit tante Eulalie, prompte à s’alarmer ?

— Oh rien du tout, tantinette, nous badinons comme des enfants, hommes que nous sommes. Ne savez-vous pas que nous sentons parfois le besoin de faire les gamins ? crier, parler et même sauter comme eux ?

— Gilles, il y a un âge pour tout.

— Pas pour cela. Rien de fixé. Et méfiez-vous, un de ces jours, vous vous achèterez une corde à la souque.

— Gilles ! c’est le comble, tu deviens effronté !

— C’est parce que j’étais devenu enfant. Redevenu homme, je vous prie de me pardonner.

Il poussa un soupir à fendre l’âme.

— Ah, quand on est homme !

— Il faut se faire la barbe souvent, taquina Paul, surtout lorsque l’on en a une vigoureuse comme la tienne, hein ?

— Oui, et si l’on évite cette corvée, même par économie, ces dames s’affolent.

— Comment, ça revient ?

— Eh oui… ça revient…

— Explique-toi. Si c’est tout ce qui te manque pour balancer honorablement tes livres, je prends sur moi de faire accepter la barbiche.

— Voilà : tu sais qu’il y a un bal masqué à Spencer-Wood dans dix jours, exactement.

— Oui, après…

— Bien après, j’y suis invité, et pour y aller, je dois me costumer.

— Ah, je comprends… Pour ton déguisement, tu voulais ménager sur l’achat d’une barbe postiche, en te servant de la tienne propre…

— T’es brillant… C’est cela… et maintenant ma piastre est flambée.

— Qu’aurais-tu fait d’une barbe de huit jours ? Elle n’aurait pas eu la longueur réglementaire d’une barbiche !

— C’est vrai. Tout de même, j’aurais pu me composer un visage d’apache.

— Faites-vous donc charbonnier, conseilla Eustache qui riait de bon cœur, puisque vous avez un faible pour la noirceur.

— Bravo ! lança Gilles, voilà une superbe idée. Qu’en dis-tu, Alix ?

— Ma foi, à ton goût.

— Et toi, quel sera ton déguisement ? Oh, ne le dis pas, ni toi non plus, Paul, je vous chercherai. Ce sera rigolo.

— Oh chers enfants, s’écria tante Eulalie en levant, suivant son habitude, ses mains à la hauteur de ses épaules, combien j’aime à vous entendre parler de bals masqués. Que de souvenirs ! Ma chère amie, ajouta-t-elle en s’adressant à tante Marie, êtes-vous déjà allée à un de ces bals ?

— Oh non ! Tout au plus ai-je conduit quelques cotillons au temps de ma jeunesse, dit-elle en souriant.

— Bien moi, je suis allée à plusieurs de ces bals, et à l’un d’eux, surtout, je m’amusai comme un bossu. J’étais habillée en poupée hollandaise, fragile à souhait. Je fus poursuivie par un seigneur apoplectique qui voulait m’embrasser. Comme il allait m’atteindre, je lui jetai au visage toutes les dragées contenues dans une bonbonnière que je tenais à la main. Il en buta, le pauvre, et sa perruque lui tomba sur le nez, la couette en l’air. Il était chauve ! Que j’ai donc ri…

À propos, monsieur Bordier, minauda-t-elle en s’adressant à Étienne, est-ce au dix-sept ou au dix-huitième siècle que les hommes adoptèrent la mode du ruban pour s’attacher les cheveux…

— Oh, je ne saurais vous renseigner, mademoiselle.

— C’est au vingtième siècle reprit Gilles avec aplomb. Avant ce temps, les gentilshommes retenaient les poils de leur perruque poudrée avec les crins de la queue de leur coursier.

La vieille demoiselle bondit de son siège, pendant qu’on se mordait les lèvres pour ne pas rire.

— Gilles ! Gilles ! mais c’est infâme, irrévérencieux ! parler de la sorte d’une époque qu’ont connue tes aïeux !

— Que voulez-vous que j’ fasse ! Si l’on ne veut pas que l’on se moque des coiffures d’une époque, c’est à ceux qui y vivent de s’arranger les cheveux comme du monde.

— Gilles, assez ! J’ai honte de toi !

— Moi, pas. Ma tante, si je me faisais une couette, vous seriez la première à tirer dessus.

— Qu’on le fasse taire ! Qu’on le fasse taire ! cria la pauvre demoiselle en se bouchant les oreilles.

— Votre bouche la première, tante chérie, dit-il en embrassant mademoiselle Eulalie tout en jetant un clin d’œil de coquin à Paul qui ne savait où se mettre.

— Laisse-moi, enfant déchu, habille-toi en charbonnier, ça te convient !

On se mit à table. Chacun y alla de ses souvenirs et anecdotes, et le réveillon progressa au milieu d’une sobre gaieté. Comme il tirait à sa fin, Gilles, profitant de ce que mademoiselle Eulalie se plaignait des rigueurs de l’hiver, fit glisser l’à-propos sur les charbonniers.

À ce mot de charbonnier, la vieille demoiselle oublia ses frissons pour toiser son neveu.

— Les charbonniers sont des gens détestables et malpropres. Ce n’est pas l’intérêt que tu portes au chauffage qui te fait parler d’eux, Gilles, mais ton idée bête de vouloir revêtir leur costume au bal masqué de Spencer-Wood.

— On ne doit plus revenir sur une chose sagement décidée. Je m’habille en charbonnier, le visage et les mains pleins de suie, et si quelques marquises ont oublié leur mouche, je me charge de leur en appliquer de superbes.

— Gilles ! tu ne feras pas cela ! s’écria tante Eulalie encore aux abois.

— Pourquoi pas ?

— Gilles, c’est monstrueux.

— Non ! Et j’aurai aussi du plaisir à casser quelques sceptres avec mon tisonnier.

— Mon cher, dit Paul, prends garde de tomber dans le mouvement anarchiste. Crime de haute trahison, on te jettera dans des oubliettes.

— Brrr… Prisonnier d’État ! On pourrait m’écarteler, m’empaler, me pendre haut et court ; ça porte à réfléchir…

— Fais attention aussi d’enlever la dame de quelque mousquetaire ombrageux, leur rapière répondra de l’affront, et la couleur sombre de ta peau pourrait s’étoiler de marques écarlates.

— Tu me fais peur ! J’ai presque envie de rester chez moi…

— Comment ? Poltron ?

— Ah que non. Je suis prêt pour l’aventure.

— Alors, j’assisterai à tes exploits. Et si le charbonnier a besoin de témoin pour les duels que je devine inévitables, compte sur moi. Mais comme tu ne pourras me reconnaître, quand tu seras tombé dans un guet-apens, imite le cri de l’engoulevent, et j’irai à ton secours.

— Bien choisi pour l’oiseau. Si je dois fermer les yeux avant que tu n’arrives, tu m’identifieras à mon bec ouvert.

— Si ce bal doit dégénérer en champ de bataille, remarqua Alix, je m’habille en infirmière.

— Je te le conseille, Alix.

— Là, là, là, s’écria tante Eulalie qui courait après ses idées, a-t-on jamais vu jeunesse plus folle ! je vous prends tous à témoin. Cette jeunesse mérite la fessée.

— Vous avez la parole, tante Marie, dit Eustache, qu’en dites-vous ?

— Oh moi ! Placée au seuil de la jeunesse éternelle, je me range du côté de la jeunesse d’ici-bas, va sans dire : ne devons-nous pas nous soutenir entre jeunes ?

— Ceci vaut un baiser, dit Paul assis près de l’aimable vieille, et je vous le donne. Et vous, maman, ajouta-t-il, vous qui n’avez rien dit, je vous embrasse pareillement, car je vois dans vos beaux yeux où je sais si bien lire, que vous ne les condamnez pas ces jeunes écervelés.

— Je les adore, répondit Jeanne de sa voix douce.

— Alors c’est une ligue contre moi ! s’écria mademoiselle Eulalie, en se levant. Du moins vous, monsieur Étienne Bordier qui avez mené une vie sérieuse, vous allez être de mon avis. Quand je dis jeunesse folle, je me sers d’une expression trop faible mais elle est fantasque ! ne doute de rien ! et nous mène par le bout du nez.

— Moi, mademoiselle, je suis comme ma cousine Jeanne, notre jeunesse, je l’adore. Oh, je conviens avec vous qu’elle est bien un peu folle, mais en l’appelant ainsi, n’est-ce pas pour nous venger de ce qu’elle nous traite parfois de vieux fous ?

— Eh bien, fit mademoiselle Eulalie en souriant, je dois abattre pavillon, mais comme représaille, j’emmène ma nièce avec moi pour quinze jours, avec la permission de son mari, cependant.

— Je n’ai pas d’objection, fit Paul courtois.

— Et toi Alix ?

— Vous savez bien, ma tante, que je suis toujours heureuse en votre compagnie. J’irai volontiers passer quelque temps avec vous.

Alix accéda au désir de sa tante d’autant plus facilement qu’elle savait qu’un changement de milieu lui serait salutaire. Elle était inquiète sur la suite de la camaraderie établie entre elle et son mari. Déjà, son amour s’en accommodait mal.

— C’est cela, mademoiselle de Busques, reprit Jeanne joyeuse, amenez Alix, nous garderons Paul ici. En mamans égoïstes, nous jouirons pour un moment de notre bien retrouvé.

— Très bien. Seulement comme il y a une hypothèque sur le mien, j’autorise celui qui la détient de se prévaloir de ses droits quand il lui plaira. De plus mon cher Paul, vous viendrez tous les jours faire la cour à votre femme.