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Péguy (André Suarès)/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Émile-Paul frères (p. 11-20).


II


Péguy est le Carlyle de la France, infiniment meilleur que l’autre, plus vrai, plus libre et plus humain. Et bien plus poète aussi. Carlyle est piétiste impénitent : de là, qu’il paraît souvent charlatan de morale ; il enveloppe dans un morceau d’Apocalypse son onguent d’Allemagne. Profondément austère, avec simplicité, Péguy n’a pas besoin de se déguiser en mangeur de sauterelles, en cuisinière de la lande qui prépare le goûter de Macbeth. C’est une âme qu’on découvre et qui ne s’offre pas, une force comme on en trouve peu, dans l’habit de l’homme le plus ordinaire. Il n’est d’abord singulier en rien. Puis, on saisit sa vertu cachée ; et on ne le confond plus avec personne.

Entre Carlyle et lui, il y a la différence de l’Écosse la plus étroite et la plus reculée à la plus large France. L’Écossais n’est qu’un prophète de canton. Quand Péguy monte en chaire, dans son église de village, il est quasi de plain-pied : ni prophète ni sorcier, ne fût-il qu’un petit curé au Val de Loire, il parle à tous les hommes, et le monde entier est au prône.

Je n’en fais point l’incarnation de la France dans la plus grande de ses guerres et dans l’heure la plus héroïque de son histoire. Le temps n’est plus où les siècles et les multitudes s’incarnent à une seule vie. Mais Péguy réalise dans sa personne une foule de vertus françaises. Le Val de Loire n’est pas pour rien le pays le plus classique de la France. Je ne dis pas le plus français, qui sera toujours entre l’Aisne, la Seine et l’Oise. Au Val de Loire, tout est plus ancien même que la France. Tout est gaulois et roman. Dans le délicieux paysage, la forme est déjà latine ; et la lumière en plus d’un rayon est déjà du midi.

§

Il était de souche paysanne. Ses pères, vignerons en Beauce : lui-même faisait grand cas du vin ; mais il n’en pouvait boire. Sa mère venait du Bourbonnais ; et par elle il était le dernier de toute une lignée de bûcherons. Il a beaucoup bûché et beaucoup cogné, mais non avec la hache, et il a fendu plus de mensonges que de bois.

Il a grandi parmi les gens de métier. Il les a bien connus, pour les aimer et les bourrer, quand ils n’ont pas le cœur à l’ouvrage. Il a vu sa grand’mère faire la lessive au lavoir ; et sa mère, restée veuve, rempailler les chaises qu’elle louait dans la cathédrale d’Orléans. Il n’était bien assis que sur une chaise ou un tabouret. Il aimait les bonnes chaises et les boiteuses aussi. Un fauteuil ne le flattait pas, et l’ennuyait : passe encore le dossier, mais des bras ?

Personne mieux que lui n’a pratiqué la pauvreté, et n’en a mieux parlé. Il l’a honorée. Il ne l’a pas vantée. Il l’a distinguée avec soin du blême dénûment, et il s’est penché sur la misère. Il l’a considérée avec une sévère pitié. Il n’en a pas fait un exercice d’éloquence, ni un texte de rébellion. Il ne pensait pas non plus qu’on dût s’y résigner, et nourrir les pauvres d’homélies. Il est rare qu’on pèse exactement la pauvreté. Péguy ne l’a ni maudite ni bénie. Il en a souffert, et plus d’une fois, il l’a sanctifiée. C’est la loi du vrai pauvre, du pauvre grand et bon. Quand le pauvre ne sanctifie pas la pauvreté, elle le dégrade. La pauvreté est une compagne ardente et redoutable ; elle est la plus vieille noblesse du monde. Bien peu sont dignes d’elle. Et cette dame est la plus grande, quand elle montre un visage tout pur et tout patient.

§

Il a fait ses études, et il a passé par l’École Normale, comme il eût été dans les ordres. Sacerdos in æternum. On ne peut le concevoir sans cette ordination intellectuelle. Il a toujours gardé de l’élève et toujours du professeur. Il n’a pas cessé d’être fils du peuple : mais comme le petit paysan devient d’église, c’est par la Sorbonne et l’Université que Péguy était de la bourgeoisie.

À Paris, il va dans les faubourgs. Il découvre un peuple unique capable de toutes les révolutions, qui les a toutes faites et les fera toutes. Il lie commerce avec les vieux de la vieille, qui ont été de la Commune, et qui ont mis dans la Commune la même âme que leurs pères de 93 dans la fureur de la Révolution. Ce peuple est toujours en puissance du Messie ; il le forme toujours, et toujours il l’attend. Ce qu’on appelle son inquiétude est son génie à vivre. Son désordre est le goût du paradis. Mais il ne gronde pas ni ne meurt sans rire. Et ses filles sont des amoureuses. Sion s’est décrassée dans Athènes de l’humeur fanatique.

Il lit Michelet. Jeanne d’Arc et le peuple de Paris, la France et la justice, le passé et l’avenir, il verse tout dans la même ardeur, comme un noble jeune homme. Et le voici, à vingt-cinq ans, qui passe pour une des forces de la cité socialiste. Le reste de sa vie n’est que les variations de ces thèmes-là. Il a toujours été le même homme. N’est-il pas à sept ans celui qui doit mourir à Villeroy ? Cette mère, qui loue des chaises qu’elle rempaille, elle tient par la main le petit Péguy, et l’assoit près d’elle, sagement, dans la cathédrale, toute pleine de Jeanne d’Arc. Le petit garçon rêve dans la nef. Et le soir vient, quand tout le monde s’en va. Le petit se rappelle les histoires de sa grand’mère qui conte si bien. Hier, les Prussiens étaient là, dans la rue, dans la ville, maîtres du pays. Les vieux en parlent comme du diable. Sont-ce pas les Prussiens qu’a chassés Jeanne d’Arc ? Toute sa vie, toute son œuvre, flottent sous ces voûtes, dans un reste d’encens, tandis qu’une faible lueur demeure et que les lampes de l’autel veillent saintement. Il était déjà soldat de vocation. Il l’a été dans les lettres, dans la politique, dans la morale, en tout ce qu’il fit. Et toujours homme de pied.

Son goût était de marcher à pied. Il faisait les manœuvres par devoir et par plaisir. Je ne sais d’ailleurs pas quel plaisir il eût trouvé à ce qu’il ne devait pas faire.

Il pouvait être capitaine et ne l’a pas voulu, pour n’aller pas à cheval. Il ne savait pas monter, et ne se souciait pas de l’apprendre. Il était de pied et prétendait rester de pied. Ses hommes, d’abord, l’ont pris pour un maître d’école ; et ces railleurs de Paris l’ont nommé le pion.

Ils ne croyaient pas si bien dire ; pion, piéton. Tel pion vaut le roi. Ils ont un peu ri de lui ; puis ils l’ont aimé. Ils le vénèrent aujourd’hui.