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Pétition relative à l'uniformité des mesures et des monnaies

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Pétition relative à l’uniformité des mesures et des monnaies

adressée au sénat par m. léon, ingénieur en chef des ponts et chaussées.

Cette pétition a été l’objet d’un rapport inséré au Moniteur du 5 juin dernier ; mais comme elle n’a été analysée que très-sommairement par le rapporteur, nous en donnons ici le texte.

I. — Avantages de l’uniformité des mesures, et surtout des monnaies. — Tout le monde reconnaît que l’uniformité des mesures serait très-utile au commerce, qu’elle simplifierait les transactions et faciliterait à un haut degré les relations internationales. Jusqu’ici, cependant, aucune tentative bien sérieuse n’a été faite pour établir cette uniformité. Tant qu’on l’envisage théoriquement et qu’on se borne à signaler les avantages qu’elle produirait, on ne trouve point de contradicteurs ; mais, quand il s’agit de la mettre en pratique, personne ne veut renoncer à ses habitudes. La France a pu espérer un moment que le système métrique et décimal, le plus rationnel assurément des systèmes connus, serait adopté par les autres nations. Peut-être n’a-t-elle pas, dans l’origine, employé les meilleurs moyens pour concilier les esprits et se ménager l’adhésion générale ; peut-être même ne doit-on pas se flatter d’obtenir cette adhésion tout d’un coup. Il est fort douteux que nous trouvions aucun grand peuple disposé à sacrifier d’emblée l’ensemble de ses mesures anciennes, pour y substituer nos mesures nouvelles. Des réformes graduelles auraient probablement plus de chances de succès ; et si l’uniformité complète ne peut pas être réalisée immédiatement, il semble qu’on devrait s’attacher d’abord à l’uniformité des monnaies. De toutes les mesures, en effet, la monnaie est celle dont on fait le plus d’usage ; elle sert à tous les instants, dans tous les pays et à toutes les classes de la société ; il est donc bien plus facile de faire comprendre aux masses l’utilité d’une monnaie commune que celle d’une autre mesure commune, quelle qu’elle soit. Depuis quelques années surtout, le perfectionnement des voies de communication, la facilité et la rapidité des transports ont accru, dans une énorme proportion, le nombre des voyageurs. Sur certains de nos chemins de fer, les relevés de la circulation constatent que ce nombre a décuplé depuis l’ouverture de la ligne. Je ne connais pas d’observations statistiques particulièrement applicables aux voyageurs internationaux, mais il est probable qu’elles donneraient des résultats peu différents. Voilà donc un nombre trèsconsidérable et toujours croissant de personnes qui auraient le plus grand intérêt à l’établissement d’une monnaie commune à toutes les nations. La diversité des monnaies est pour les voyageurs une source continuelle d’embarras et de dommage. On a souvent raconté l’expérience faite par un de nos compatriotes, qui, en sortant de France, échangeait une pièce de vingt francs contre de la monnaie du pays dans lequel il allait entrer ; puis, à la frontière suivante, procédait à un nouvel échange pour remplacer la première monnaie reçue par celle du second pays dont il atteignait le territoire ; continuant la même opération, de frontière en frontière, le voyageur rentrait en France après avoir parcouru l’Italie et l’Allemagne, et, en échangeant une dernière fois la monnaie qui avait subi tant de transformations, il trouvait sa pièce de vingt francs réduite à moins de cinq francs. Je ne sais si l’anecdote est bien authentique, mais elle représente les faits. Et il importe de remarquer que le voyageur n’est pas seul à éprouver les inconvénients de la diversité des monnaies ; ces inconvénients sont plus ou moins sentis par toutes les personnes avec lesquelles il entre en contact, voituriers, hôteliers, marchands, etc. Il semble donc que tout le monde est en état de comprendre combien l’uniformité des monnaies serait désirable, et que les tentatives qui pourraient être faites pour établir cette uniformité trouveraient partout une majorité de gens disposés à les favoriser. Puisqu’il n’est guère permis de compter sur l’accomplissement simultané de toutes les réformes, puisqu’on devra se résigner à suivre un ordre quelconque, c’est par les monnaies qu’il est naturel de commencer, car c’est là qu’il y a en même temps le plus d’urgence et le plus de chances de succès.

II. — Choix à faire entre les deux métaux monétaires. — Un seul doit servir d’étalon. — La première chose à faire, pour arriver à l’établissement d’une monnaie universelle, c’est de déterminer si cette monnaie sera d’or ou d’argent. Il est très-facile de voir qu’on ne peut pas employer simultanément les deux métaux et leur conserver à tous deux le caractère de monnaie normale, comme cela se pratique maintenant en France ; on ne le peut pas, parce que le rapport entre la valeur de l’or et celle de l’argent n’est, ni le même partout, ni constant dans un même pays. Ce rapport a été fixé chez nous par la loi du 7 germinal an XI, dans la supposition qu’un poids donné d’or valait 15 fois 1/2 le même poids d’argent ; mais, en réalité, il a varié entre 15 et 16 depuis l’an XI seulement, et si l’on remonte plus haut, on trouve qu’il a subi à diverses époques des variations bien plus étendues. Nous avons pu, au reste, apprécier les conséquences de ces variations, même dans les limites étroites où elles se sont renfermées depuis l’an XI ; nous avons vu qu’en dépit du rapport fictif admis par la loi, un seul des deux métaux dominait dans la circulation et que le plus déprécié faisait toujours disparaître l’autre. Tant que le rapport est resté au-dessus de 15 1/2, l’or ne se montrait pas ; quand le rapport est descendu au-dessous, c’est l’argent qui s’est raréfié ; et si la différence entre le rapport légal et le rapport réel devenait plus grande, le mal pourrait s’aggraver au point d’ôter toute sécurité aux transactions, car la faculté laissée au débiteur de s’acquitter avec le métal le plus déprécié ferait peser sur le créancier des chances de perte qui resteraient indéterminées jusqu’au jour du payement. Il est donc indispensable de choisir un des deux métaux comme étalon unique et de donner à ce métal seul le caractère de monnaie normale, en réduisant l’autre métal au rôle de simple marchandise, ou tout au plus de monnaie auxiliaire. C’est ce qu’ont fait déjà plusieurs nations. Les Anglais ont pris l’or pour étalon, n’admettant guère les pièces d’argent que comme appoint et ne leur attribuant cours légal que jusqu’à concurrence de quarante schillings. En Hollande, au contraire, l’argent seul constitue la monnaie normale ; en Allemagne également. L’or cependant est admis à circuler comme monnaie dans les États de la Confédération germanique, mais il ne parait pas que les pièces de ce métal aient un cours obligatoire ; en sorte qu’on en fait peu d’usage, et que l’or rentre à peu près dans la catégorie des marchandises ordinaires.

III. — Motifs qui pourront faire donner la préférence à l’or. — Les avantages et les inconvénients comparés des deux métaux ont été discutés dans de nombreux écrits, et les hommes les plus compétents se sont divisés sur la question de savoir auquel des deux il convenait de donner la préférence. La diversité d’opinions se comprend ici d’autant mieux que chaque partie peut invoquer en sa faveur l’autorité de l’expérience. Ainsi, nous voyons les Anglais, nation éminemment pratique, se tenir à l’étalon d’or, tandis que les Hollandais, nation non moins pratique, adoptent exclusivement la monnaie d’argent. L’hésitation, en pareil cas, est donc bien permise. Néanmoins, si nous avions voulu garder l’étalon d’argent (je dis garder, parce que l’argent est l’étalon légal reconnu par la loi de l’an XI), nous aurions dû prendre plus tôt des mesures pour arrêter ou ralentir l’invasion de l’or et pour retenir chez nous la monnaie d’argent. Depuis douze ans il a été introduit en France une énorme quantité d’or. La monnaie en a frappé pour plus de quatre milliards[1]. C’est là un précédent qui nous lie et ne nous permet guère désormais d’attribuer à l’argent seul le caractère de monnaie normale, en démonétisant l’or ou le réduisant à un rôle secondaire. Il est, d’ailleurs, plus facile (comme l’exemple de l’Angleterre le prouve) de faire de l’argent une monnaie auxiliaire de l’or, que de faire de l’or une monnaie auxiliaire de l’argent. Les essais de l’Allemagne dans ce dernier sens n’ont rien de concluant jusqu’ici. Enfin, considération capitale, les deux plus grands peuples commerçants avec lesquels nous ayons à traiter, l’Angleterre et les États de l’Amérique du Nord, se servent presque exclusivement de monnaie d’or et ne renonceront pas à l’étalon d’or, par la très-bonne raison qu’étant producteurs et marchands d’or ils ne veulent pas déprécier leur marchandise. Or, pour arriver à une solution dans la question de la communauté des monnaies, comme dans presque toutes les questions de quelque importance, c’est avec l’Angleterre surtout que nous avons besoin de nous entendre. Il est donc très-probable que, tôt ou tard, l’étalon d’or finira par prévaloir[2].

IV. — Si l’on prend l’or pour étalon, le gramme d’or deviendra l’unité monétaire la plus convenable. — Si l’or est adopté partout comme étalon, et si l’on s’accorde pour faire de ce métal la monnaie universelle, il restera encore à savoir quel poids d’or on prendra pour unité commune. Ici le franc est nécessairement hors de cause et nous ne pouvons pas songer à le proposer, car le franc est une pièce d’argent. La loi de l’an XI suppose, à la vérité, que le franc de cinq grammes d’argent a pour équivalent en or un poids de 10/31 de gramme ; mais ce n’est là qu’une évaluation basée sur le cours de l’or en l’an XI, et qui ne peut pas être considérée comme invariable. Jamais, d’ailleurs, les nations étrangères ne consentiraient à prendre pour unité de mesure un poids de 10/31 de gramme d’or, et nous-mêmes nous sortirions des conditions générales de notre système métrique, en donnant pour point de départ à l’échelle des valeurs monétaires une fraction de poids qui n’est pas décimale. L’unité monétaire la plus rationnelle, celle qu’il semblerait le plus naturel d’adopter, ce serait le gramme d’or lui-même. Les pièces de monnaie seraient alors tout uniment désignées par le nombre de grammes qu’elles contiendraient, simplification qui suffirait pour rectifier bien des idées fausses sur la valeur des monnaies et pourrait prévenir bien des erreurs ou bien des fautes. Les monnaies ne sont, en effet, que des poids déterminés de métal, et il n’y a aucune bonne raison pour les désigner autrement que par leur poids. On rendrait ainsi beaucoup plus difficile les altérations du genre de celles qui ont été pratiquées à une autre époque et qui consistaient à diminuer le poids d’or ou d’argent contenu dans les pièces de monnaie, tout en leur laissant le même nom. Le gramme d’or ne rencontrerait probablement pas, de la part des autres nations, autant d’objections qu’elles en ont faites contre le franc. La principale de ces objections était le peu de valeur de la pièce ; presque partout, l’unité de mesure (florin, thaler, rouble, dollar, livre sterling) est beaucoup plus forte que le franc ; mais le gramme d’or, qui représente, au cours actuel du métal, une valeur d’un peu plus de trois francs[3], se rapproche autant qu’on peut le désirer des types les plus répandus ; il tient à peu près le milieu entre ces divers types, la livre sterling exceptée, et celle-ci est trop au-dessus des autres mesures de valeur pour qu’on ne l’écarte pas. Sans doute la substitution du gramme d’or au franc froisserait assez vivement les habitudes de nos populations ; mais si personne ne veut rien sacrifier de ses habitudes, il est parfaitement clair qu’on n’arrivera jamais à la communauté des mesures. Pour que le sacrifice soit accepté par tous, il faut qu’il soit à peu près égal pour tous. N’oublions donc pas que si nos concitoyens éprouvent de la répugnance à renoncer au franc, les autres peuples ne répugnent pas moins à renoncer au florin, au thaler, au rouble, ou à la livre sterling. Le changement d’unité sera même moins pénible chez nous que chez eux, car nous resterons dans les conditions du système métrique, et le rapport entre l’ancienne unité et la nouvelle pourra être formulé très-simplement. La loi de l’an XI avait fixé la valeur du gramme d’or à 3 fr. 10 ; mais cette valeur a un peu diminué depuis et s’est rapprochée de 3 fr. Or, si l’on jugeait possible de réduire à 3 fr. la valeur du gramme d’or, toutes les transformations deviendraient faciles, puisqu’il suffirait de prendre le tiers d’une somme énoncée en francs pour la traduire en grammes d’or, ou de tripler une somme énoncée en grammes d’or pour retrouver les francs. Nous aurions, d’ailleurs, à considérer qu’en adoptant le gramme d’or comme unité monétaire universelle, on serait logiquement conduit à prendre le mètre pour base générale du système des mesures, en sorte que notre système métrique prévaudrait bientôt partout.

V. — Monnaies auxiliaires. — Il est à peine nécessaire de dire que les monnaies auxiliaires devraient, dans tous les cas, être établies suivant les divisions du système décimal, c’est-à-dire qu’on frapperait des décimes (ou dixièmes du gramme d’or) en argent, valant à peu près trois décimes d’aujourd’hui, et des centimes (ou centièmes du gramme d’or) en cuivre, valant trois de nos centimes actuels. Ces monnaies auxiliaires, qui ne serviraient que pour les appoints et les petites transactions, pourraient avoir une valeur intrinsèque moindre que leur valeur nominale ; elles ne seraient considérées que comme des jetons, destinés à tenir lieu des fractions de l’unité monétaire trop faibles pour être monnayées en or, et n’auraient cours obligatoire que dans des limites très-restreintes : les monnaies de cuivre jusqu’à la valeur d’un gramme d’or, les monnaies d’argent jusqu’à la valeur de dix grammes. L’inconvénient le plus grave que pourrait avoir le choix du gramme d’or comme unité de mesure, ce serait la petitesse de la pièce qui représenterait cette unité. Je ne doute pas que nos ateliers des monnaies ne parvinssent à nous donner un type très-net de la pièce d’un gramme ; mais elle n’aurait guère en poids que les 3/5 de la pièce d’or actuelle de cinq francs, et serait probablement trouvée trop petite pour faire l’office de monnaie usuelle. On remédierait assez facilement à cet inconvénient, dans les transactions journalières, en frappant des pièces d’argent de dix décimes qui circuleraient à l’intérieur comme l’équivalent d’un gramme d’or. Quant aux relations internationales, elles seraient desservies uniquement par la monnaie d’or, seule monnaie universelle, et il est bien évident que pour des relations de cette nature on n’aurait pas besoin de descendre au-dessous de la pièce de deux grammes.

VI. — Conclusions. — Au surplus, il ne peut pas être question, pour le moment, de régler en détail les mesures que nécessiterait un changement de l’unité monétaire. Ce qui importerait d’abord, ce serait d’obtenir que la délibération fût ouverte et que toutes les puissances fissent un effort commun pour arriver à l’uniformité des monnaies. La France, qui a souvent donné aux autres nations le signal de réformes utiles, ne devrait, cette fois-ci encore, céder à personne l’honneur de l’initiative. J’espère, Messieurs les Sénateurs, que vous en jugerez ainsi et que vous voudrez bien, par un renvoi aux ministres compétents, appeler l’attention du gouvernement sur les bons résultats qu’on pourrait attendre de négociations qu’il ouvrirait avec les principales puissances commerçantes, pour chercher de concert les moyens d’établir l’uniformité des monnaies, ou même des mesures en général. Une telle recommandation ne saurait être considérée comme inopportune, dans un moment où les organes du gouvernement lui-même nous font espérer la conclusion prochaine de traités de commerce et de conventions destinées à faciliter les échanges internationaux. Il semblera même tout naturel que les négociations s’étendent à la question monétaire, car aucune convention ne contribuera plus au développement des relations internationales que celle qui aurait pour objet l’établissement d’une monnaie commune à toutes les nations commerçantes.

Léon.




  1. Voy. le relevé donné dans l’Annuaire du bureau des longitudes (année 1862, page 99)
  2. Je n’entends nullement désavouer ici ce que j’ai dit ailleurs des avantages de l’étalon d’argent ; mais il est difficile de ne pas reconnaître que nous glissons sur une pente qui nous conduit a l’étalon d’or.
  3. J’entends le gramme d’or à 9/10 de fin, titre de nos monnaies.