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Pêcheurs de perles/IV

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 45-61).


IV

IBN SÉOUD




Nous sommes au pays du wahabisme.

Le wahabisme vient d’Abd ul Wahad.

Abd ul Wahab venait lui-même de Bagdad, plus exactement il en revenait, ayant vu le jour dans la ville d’Ayaïna, en Arabie centrale.

L’histoire est courte ; mais l’histoire est l’histoire, il faut la respecter : le revenant de Bagdad se promenait dans Ayaïna un jour de l’année 1750, et il ne pleuvait pas, autant qu’il m’en souvienne ! Un pauvre homme poussait des cris déchirants sur la place du village, suppliant Saad, un saint du lieu, de lui rendre son chameau volé par un malandrin. Abd ul Wahab s’approcha de l’homme en peine, et lui dit ces mots :

— Malheureux ! pourquoi n’invoques-tu pas Dieu plutôt que Saad ?

Ce fut tout. Ce fut assez. Le wahabisme était né.

Le wahabisme, c’était le retour à la lettre du Coran. D’un seul coup de bride, cette secte arabe revenait à l’intolérance. Saad, ce saint infortuné qui vit crouler avec lui les autres saints d’Orient, n’était qu’un symbole dans cette importante aventure. Lutter contre Saad, c’était lutter contre les illusions créées par l’homme pour y trouver secours, refuge, oubli ou réconfort. N’invoquer plus Saad se traduisait dans le domaine terrestre par ne plus chanter, ne plus danser, ne plus fumer, ne plus boire, ne plus pécher, ne plus rêver. C’était la condamnation de toute fantaisie, le bannissement des coupables douceurs, l’avènement de la Vertu. L’homme, pour son plaisir, aurait les armes, le goût de la guerre et les femmes, pourvu qu’il les épouse, quitte à les répudier. Entre temps, la prière, et la prière seulement. Loi du talion pour régler les différends. Bâton, couteau, comme instruments de redressement, et défense absolue de penser par soi-même. Dieu avait parlé ; Mahomet avait transcrit ; tout était dit.

On ne prêche pas semblable carême sans énerver ses concitoyens. Les habitants d’Ayaïna boutèrent Abd ul Wahab hors de l’enceinte de la ville. L’intraitable prédicateur, barbe véhémente, partit à travers le Nedj. Les vieux manuscrits arabes ne disent pas s’il marcha longtemps ; l’un d’eux, cependant, signale qu’Abd ul Wahab n’avait à sa mort que neuf doigts pour ses deux pieds. Usa-t-il son dixième doigt au cours de la croisade ? Rien ne vous empêche de le supposer. L’avenir lui sourit à Dara’iya.

— Si ton sabre aide ma religion, dit-il à l’émir, tous les pays deviendront les tiens.

Lâcher l’ivrognerie, le viol, le pillage pour donner le bras à la vertu n’est pas à la portée du premier musulman qui passe. L’émir fut ce musulman. Il imposa le wahabisme, et gagna la prime promise. Quant à moi, je perdrais votre confiance si je vous racontais ce qui s’est passé en Arabie entre 1750 et 1900. Nous avons d’autres perles à pêcher !

L’émir de 1750 était l’arrière-grand-père d’Ibn Seoud.

En 1900, environ, un jeune bédouin, grand, beau, Ibn Seoud, était en exil à Koweit. Koweït est une île dans le haut du golfe Persique. Ibn Seoud avait suivi son père chassé d’Arabie. Très gravement atteint, le wahabisme agonisait. Le climat de l’île ne lui redonnerait pas des forces. La vertu était perdue.

Tel l’archange, commandé par Dieu, Ibn Seoud tira son glaive. Le nombre de ses soldats égalait celui de ses années : dix-huit ans, dix-huit cavaliers. Et le voilà passant la mer et gagnant l’Arabie, cela sous l’œil de l’agent anglais qui, voulant marquer sans doute que l’aventure deviendrait un drame, s’appelait simplement captain Shakespear !

L’archange arabe, portant le fanion de la Vertu, chevaucha à travers sables et steppes.

Son père avait été chassé de Riad, trois ans plus tôt, par l’émir Ibn Rechib, du Djebel Chammar, l’allié des Turcs.

Ibn Seoud arriva, de nuit, devant Riad. Il ne sauta de selle que pour enjamber la muraille. Suivi de ses cavaliers démontés, il piqua droit sur la maison paternelle. Le gouverneur ennemi y dormait. Il lui trancha la gorge, le jeta dans la rue et, comme l’aurore s’annonçait, il se dressa de toute sa haute taille, mit ses deux mains en écoute derrière ses oreilles et commença Fagr, la quatrième prière.

Vous pensez bien que l’émir Rechid réagit ; mais l’émir Rechid n’a qu’à rester dans son Djebel Chammar. C’est trop parler de lui, déjà ; un fait seul importe au récit : Ibn Seoud, à la fin, vainquit. Il s’installa à Riad, capitale du Nedj, Abd ul Wahab avait trouvé un nouveau sabre.

Pendant vingt-quatre ans, tout en combattant autour de lui, Ibn Seoud prépara son avenir. Il créa une armée : les « ikouans ».

Appelés aussi « émigrants d’Allah » ou les « frères », les Ikouans sont les cosaques de l’Arabie. Ils vivent aux points d’eau, comblés de la faveur du maître, entre deux combats, cultivant la terre. L’enfant mâle, de droit, est enfant de troupe. Une armée ? Non ! une horde. Une horde farouche. Le frisson de la terreur ne cesse de vous secouer quand les frères défilent devant vous. Ibn Seoud, au nom de la vertu, n’a-t-il pas fait croire à ces sauvages qu’ils étaient les sabres de Dieu ? Aussi leurs regards sont-ils terrifiants. Quand un ikouan fixe deux minutes, bien en face, une statue de bronze, la statue attrape la jaunisse !

En 1924, Ibn Seoud entra dans la grande histoire. Il forma trois colonnes : la première sur la Transjordanie, la deuxième sur la Mecque, la troisième sur Djeddah.

La Mecque était tombée au pouvoir des démons. La débauche s’y étalait. On fumait aux fenêtres, même dans les rues. Des hommes vêtus de soie et le visage rasé se promenaient mollement deux à deux, au coucher du soleil. De l’alcool à boire entrait dans la ville sur le dos des chameaux. Des bandes y pillaient les pèlerins. On y entendait des phonographes. La sainte Qâaba criait vengeance. Les ikouans se levèrent, et, au nom de la Pureté, marchèrent sur la mère des villes, c’est-à-dire contre Hussein, chérif des croyants, roi du Hedjaz et créature anglaise.

Le travail des émigrants d’Allah fut splendide. Les Arabes y perdirent le goût de la déliquescence. Allez à Taraba, sur la route de Djeddah à Médine, et vous m’en direz des nouvelles. Une montagne s’élève dans le désert, une montagne ajourée, dentelée, blanchâtre ; ce sont cinq mille squelettes témoignant à la face du ciel du danger que l’on court à vouloir jouer du phonographe !

Ibn Seoud avait conquis l’Arabie, du golfe Persique à la mer Rouge.

Il est roi du Nedj, du Hedjaz et de l’Assir.

C’est une figure unique au monde.

Les souverains, en général, règnent pour le bonheur temporel de leur peuple, du moins ne craignent-ils pas de le dire. Ibn Seoud ne se préoccupe pas du corps de ses sujets, mais de leur âme. Il règne au nom de la vertu, pour les contraindre à la félicité dans l’au-delà. Son discours du trône peut se traduire ainsi :

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« Je suis né dans le désert. J’ignore les belles paroles et les fioritures de style, mais je sais la vérité. Notre fierté et notre gloire résident dans l’Islam. La fortune de Crésus ne nous préoccupe pas, non plus que les autres bagatelles. Mon but est d’exalter la religion, c’est tout. »

Le Coran de force ou de gré ! Pas de quartier ! Le rite ou le bâton ! Naguère l’une des trois Européennes habitant Djeddah étant sortie dans le souk les bras nus, la police la conduisit au poste. Le wahabisme est le wahabisme !

Ibn Seoud est-il un ignorant ? Loin de là ! Il connaît notre civilisation ; elle lui fait horreur. Ce que nous appelons conquête de l’esprit humain, lui le nomme scandale ! L’homme, pour lui, n’a pas de droits. Quel qu’il soit, il est tel que Dieu voulut qu’il fût. En revendiquant, il commet un sacrilège : « Dieu ne donne à l’homme que ce qui lui convient », dit le Coran.

Les républiques (quelques républiques) ont reconnu à cet homme le droit à la liberté ; le wahabisme ne lui reconnaît que le droit à la sainteté. Si l’on vous avait dit : « Tu seras saint », au lieu de vous dire : « Tu seras libre », quel visage la glace de votre armoire vous eût-elle renvoyé ?

Ibn Seoud eût fait volontiers son tour d’Europe, mais la crainte de ne pouvoir supporter le spectacle de nos dépravations l’en a empêché. Des femmes se promenant avec des hommes, des fils fumant devant leur père ; des gardiens de la force publique montrant leur bâton à des voitures au lieu de l’appliquer sur l’échine des messieurs qui ne vont pas à la prière ; des voleurs ayant encore leur main ; des vignes osant pousser à la barbe du Seigneur ; des hommes pressant, dans une danse, des femmes presque nues, le peut-on sans emporter la danseuse, demande-t-il ? Autant de visions insoutenables !

Ibn Seoud, sans nul doute, est un vrai croyant. Il fait les cinq prières de jour et de nuit, toutefois il s’est marié cent trente-sept fois. Sa vie est simple, sans faste, excepté le jour où, pour récompenser ses ikouans, il en emmène cinq mille à la Mecque en caravane-vapeur c’est-à-dire en automobile, à travers l’Arabie, aux frais des pèlerins. Malgré tout, se rappelant ce verset du Coran : « Toute science est possible à l’homme, sauf la connaissance de la vie, de la mort et de l’infini », Sa Majesté a pensé que, malgré sa religion et sa modestie, la T. S. F., cette invention des chiens, pourrait rendre aux croyants autant de services qu’elle rendait aux impies. Mais que diraient ses tribus ? Le modernisme n’était-il pas pour elles le sourire du Diable ?

Et l’on vit arriver à Riad, au cœur de l’Arabie, un jour, en 1927, huit cent oulémas et notables provenant de tous les points d’eau des deux sauvages royaumes. Une importante affaire motivait le long voyage de ces congressistes. Il s’agissait de savoir si la T. S. F. était oui ou non de la sorcellerie. Ibn Seoud ouvrit la séance et leur dit :

— Que chacun parle selon lui. Il ne sera pas inquiété, j’en prends l’engagement devant Dieu. Gardez-vous des réticences. Dites ce que vous avez à dire.

Mahomet n’ayant rien écrit au sujet de la T. S. F., les oulémas déclarèrent qu’elle ne leur semblait pas contraire à la loi.

Et le wahabisme planta des pylônes !

Abd el Aziz Ibn Seoud a des moyens originaux de faire entendre sa pensée. Il n’aime pas l’Europe ; il dit d’elle : « C’est une porte d’airain derrière laquelle il n’y a rien. » Quand je pense que l’on ne peut même pas trouver un verre d’eau douce en Arabie ! Il n’aime pas davantage les jeunes impatients, les patriotes syriens et palestiniens qui voudraient le lancer contre la France et l’Angleterre. Aussi les a-t-il réunis pour qu’ils exposent leurs affaires.

— Vous n’avez plus rien à dire ? fit-il, le moment venu.

Silence. Alors, pointant son doigt sur les pieds de l’un :

— Toi, tu as des souliers. D’où viennent-ils ? D’Europe.

Et montrant un par un les assistants :

— Toi, tu as des étoffes… Toi, tu as mangé du sucre, ce matin… Toi, tu portes une cravate. D’où cela vient-il ? Lorsque vous serez capables de vous passer de ces choses ou de les fabriquer vous-mêmes, je serai votre sabre et je chasserai les Européens.

— Mais je suis envoyé par mes frères syriens, dit Nabi, qui tous vous admirent…

— Menteur ! Menteur ! Taisez-vous. Me prenez-vous pour une idole ? Vous n’êtes bons qu’à mendier toujours ! Demander de l’argent et mentir, voilà bien des Arabes !

Que voulez-vous de moi ? Me brouiller avec la France et l’Angleterre ? Hacha Lilah ! (non, certes, Dieu !) Et pour quoi et pour qui ?

Qu’avez-vous fait depuis deux ans ? Des ruines de votre pays, des morts de vos frères et de vos enfants ? Qu’avez-vous montré au monde entier hormis votre capacité pour le meurtre, le pillage, l’incendie, la destruction ? Vous n’êtes que des mounafequins (provocateurs) de ceux que Dieu maudit. Allez ! retournez d’où vous sortez, fourbes ! Allez !

Ce matin, S. M. Ibn Seoud me recevait.

Il avait élu domicile hors des murs de Djeddah, dans une maison neuve, seule dans le désert, construite par un fonctionnaire du temps de l’autre roi, du roi sans vertu, du temps que l’on pillait, que l’on volait, que l’on assassinait.

J’ai vu des tigres, j’ai vu des lions ; ils m’ont fait peur, mais pas autant que les ikouans de la porte royale. Sous chacun de leur regard, mon courage s’affaissait comme un accordéon que l’on replie. Enfin, l’interprète, qui était musclé, me poussa dans les reins, et j’arrivai tout flageolant au premier étage. Les poignards des frères me terrorisaient moins que leurs yeux. On eût dit que leurs dents n’étaient pas dans leur bouche, mais autour de leurs yeux !

Le commandant de la police, un vieil ami déjà, à qui, de temps en temps, je passais sous le méchela (manteau), une bouteille de whisky m’empoigna le bras et je le suivis comme un enfant coupable suit un gardien de square. De sa main libre, il souleva une tenture. La pièce dévoilée était longue, il m’entraîna vers le fond, à l’endroit où deux banquettes de velours rouge formaient un coin. Un homme brun y était assis en tailleur : le roi. Il était très beau et se grattait un pied, un pied tout usé d’avoir trop fait la guerre. Un ikouan surgissant m’effraya de nouveau, si bien que je ne rappelle plus si le roi se leva ou ne se leva pas. La figure était fine, fort noble, une figure de grand seigneur. Je ne sais sur quoi je m’assis, toujours à cause de l’ikouan. Enfin, je sortis un petit papier de ma poche. Un pauvre petit papier tout noirci de questions foudroyantes.

— Pourquoi ne permets-tu pas aux Européens de se promener dans ton pays ? Pourquoi moi, un enfant du Livre, comme toi, suis-je ici considéré comme un chien-basset ? etc., etc.

L’interprète expliqua ma conduite à Ibn Seoud.

Sa Majesté prit le papier et me fit dire qu’il me répondrait demain, après réflexion…

Le lendemain, le cher commandant de la garde m’apporta un paquet, un magnifique costume, de la part de Sa Majesté. Je le mis. Que j’étais beau ! Si j’allais au restaurant revêtu de cette bure royale, je pourrais certainement régler le dîner avec un chèque sans provision !

— Et les réponses à mes questions ?

— Sa Majesté a dit que vous les trouveriez dans le Coran.

— Quoi ? je lui parle le langage de 1930 et lui me répond avec celui de 622 ! Comment s’entendre, mon ami ?

— Autour d’un petit verre de whisky peut-être ?

Wahabite ! Si le roi savait ! Quatre-vingts coups de bâton qui se perdent !