Aller au contenu

Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/107

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

défendît le seul endroit qui le tentait aujourd’hui. Aujourd’hui ! S’il y allait, malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourd’hui même ! Mais, alors que, si elle eût retrouvé à Pierrefonds quelque indifférent, elle lui eût dit joyeusement : « Tiens, vous ici ! », et lui aurait demandé d’aller la voir à l’hôtel où elle était descendue avec les Verdurin, au contraire si elle l’y rencontrait, lui, Swann, elle serait froissée, elle se dirait qu’elle était suivie, elle l’aimerait moins, peut-être se détournerait-elle avec colère en l’apercevant. « Alors, je n’ai plus le droit de voyager ! », lui dirait-elle au retour, tandis qu’en somme c’était lui qui n’avait plus le droit de voyager !

Il avait eu un moment l’idée, pour pouvoir aller à Compiègne et à Pierrefonds sans avoir l’air que ce fût pour rencontrer Odette, de s’y faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un château dans le voisinage. Celui-ci, à qui il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et s’émerveillait que Swann, pour la première fois depuis quinze ans, consentît enfin à venir voir sa propriété, et puisqu’il ne voulait pas s’y arrêter, lui avait-il dit, lui promît du moins de faire ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann s’imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même avant d’y voir Odette, même s’il ne réussissait pas à l’y voir, quel bonheur il aurait à mettre le pied sur cette terre où ne sachant pas l’endroit exact, à tel moment, de sa présence, il sentirait palpiter partout la possibilité de sa brusque apparition : dans la cour du château, devenu beau pour lui parce que c’était à cause d’elle qu’il était allé le voir ; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblaient romanesques ; sur chaque route de la forêt, rosée par un couchant profond et tendre ;