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Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/201

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que ce fût une chose aussi récente, cachée à ses yeux qui n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il n’avait pas connu, mais dans des soirs qu’il se rappelait si bien, qu’il avait vécus avec Odette, qu’il avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et d’atroce ; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l’île du Bois. Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant voyait tout : le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait répondre — gaîment, hélas ! : « Cette blague ! » Il sentait qu’elle ne dirait rien de plus ce soir, qu’il n’y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment ; elle se taisait ; il lui dit :

— Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c’est fini, je n’y pense plus.

Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenant comme une blessure cette minute dans l’île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris l’habitude de trouver la vie intéressante — d’admirer les curieuses découvertes qu’on peut y faire — que tout en souffrant au point de croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se disait : « La vie est vraiment étonnante et réserve de belles surprises ; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu’on ne croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts : sur une dénonciation invraisemblable, je l’interroge