Aller au contenu

Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/203

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

lignes du Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec indifférence autrefois : « Quand on se sent pris d’amour pour une femme, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme « Cette blague ! », « Je voyais bien où elle voulait en venir » pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant — même, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné — au moment où il se redisait ces mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât : ignorant, confiant ; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque