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Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/220

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qu’il avait écrit la veille à mon grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray, ayant appris que Mme de Cambremer — Mlle Legrandin — devait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une campagne où il n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent en présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il commence et se répéter après qu’il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement, de présage. C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne songeait pas à la revoir jamais — et qu’il se rappelait maintenant la soirée de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté le général de Froberville à Mme de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare que dans une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soient posés à côté de l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui sait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables ? Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas loin de voir quelque chose de providentiel dans ce fait qu’il se fût décidé à aller à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d’admirer la richesse d’invention de la vie et