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Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/243

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et heureuses qu’en vérité ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu’ils étaient des gages de calme et de bonheur.

Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive ! la plus incolore, la plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le mur ou décorer la croisée ; pour moi, de toutes la plus chère depuis le jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l’ombre même de la présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et dès que j’y arriverais me dirait : « Commençons tout de suite à jouer aux barres, vous êtes dans mon camp » ; fragile, emportée par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec l’heure ; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur de l’amour ; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse même ; vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore de la joie, même au cœur de l’hiver.

Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvert pour espérer que Gilberte sortît, alors tout d’un coup, faisant dire à ma mère : « Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous pourriez peut-être essayer tout de même d’aller aux Champs-Élysées », sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu entrelaçait des fils d’or et brodait des reflets noirs. Ce jour-là nous ne trouvions personne, ou une seule fillette prête à partir qui m’assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées par l’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides. Seule, près de la pelouse, était assise une dame d’un