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Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/252

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elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres — en l’effort qu’elle faisait, un peu comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en valeur — eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant accompagner d’un sourire.

Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux. Ils n’étaient pas donnés par la fillette que j’aimais, au moi qui l’aimait, mais par l’autre, par celle avec qui je jouais, à cet autre moi qui ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le cœur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix d’un bonheur, parce que seul il l’avait désiré. Même après être rentré à la maison je ne les goûtais pas, car chaque jour, la nécessité qui me faisait espérer que le lendemain j’aurais la contemplation exacte, calme, heureuse de Gilberte, qu’elle m’avouerait enfin son amour, en m’expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher jusqu’ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien, à ne jamais regarder que devant moi, à considérer les petits avantages qu’elle m’avait donnés non pas en eux-mêmes et comme s’ils se suffisaient, mais comme des échelons nouveaux où poser le pied, qui allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et d’at-