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Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/254

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encore arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui çà et là faisait flamboyer la pointe d’un brin d’herbe, et sur laquelle les pigeons qui s’y étaient posés avaient l’air de sculptures antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surface d’un sol auguste, je restais les yeux fixés sur l’horizon, je m’attendais à tout moment à voir apparaître l’image de Gilberte suivant son institutrice, derrière la statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle portait et qui ruisselait de rayons à la bénédiction du soleil. La vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un geste amical de la main en lui criant : « Quel joli temps ! » Et la préposée s’étant approchée d’elle pour percevoir le prix du fauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans l’ouverture de son gant le ticket de dix centimes comme si ç’avait été un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place la plus flatteuse possible. Quand elle l’avait trouvée, elle faisait exécuter une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit : « Vous reconnaissez vos roses ! »

J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu’à l’Arc de Triomphe, nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé qu’elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la fillette à la voix brève se jetait sur moi : « Vite, vite, il y a déjà un quart d’heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt. On vous attend pour faire une partie de barres. » Pendant que je montais l’avenue des Champs-Élysées, Gil-