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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/17

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l’argent. Il est vrai que je n’ai plus à y songer : mes doutes sont éclaircis, et il y a quelque chose de digne à m’éviter toute souffrance d’orgueil à ce sujet. Philippe a couru toute la journée chez les différents marchands et ouvriers qui vont être chargés d’opérer ma métamorphose.

Une célèbre couturière, une certaine Victorine, est venue, ainsi qu’une lingère et un cordonnier. Je suis impatiente, comme un enfant de savoir comment je serai lorsque j’aurai quitté le sac où nous enveloppait le costume conventuel ; mais tous ces ouvriers veulent beaucoup de temps : le tailleur de corsets demande huit jours si je ne veux pas gâter ma taille. Ceci devient grave, j’ai donc une taille ? Janssen, le cordonnier de l’Opéra, m’a positivement assuré que j’avais le pied de ma mère. J’ai passé toute la matinée à ces occupations sérieuses. Il est venu jusqu’à un gantier qui a pris mesure de ma main. La lingère a eu mes ordres. À l’heure de mon dîner, qui s’est trouvée celle du déjeuner, ma mère m’a dit que nous irions ensemble chez les modistes pour les chapeaux, afin de me former le goût et me mettre à même de commander les miens. Je suis étourdie de ce commencement d’indépendance comme un aveugle qui recouvrerait la vue. Je puis juger de ce qu’est une carmélite à une fille du monde : la différence est si grande que nous n’aurions jamais pu la concevoir. Pendant ce déjeuner mon père fut distrait, et nous le laissâmes à ses idées ; il est fort avant dans les secrets du roi. J’étais parfaitement oubliée, il se souviendra de moi quand je lui serai nécessaire, j’ai vu cela. Mon père est un homme charmant, malgré ses cinquante ans : il a une taille jeune, il est bien fait, il est blond, il a une tournure et des grâces exquises ; il a la figure à la fois parlante et muette des diplomates ; son nez est mince et long, ses yeux sont bruns. Quel joli couple ! Combien de pensées singulières m’ont assaillie en voyant clairement que ces deux êtres, également nobles, riches, supérieurs, ne vivent point ensemble, n’ont rien de commun que le nom, et se maintiennent unis aux yeux du monde. L’élite de la cour et de la diplomatie était hier là. Dans quelques jours je vais à un bal chez la duchesse de Maufrigneuse, et je serai présentée à ce monde que je voudrais tant connaître. Il va venir tous les matins un maître de danse : je dois savoir danser dans un mois, sous peine de ne pas aller au bal. Ma mère, avant le dîner, est venue me voir relativement à ma gouvernante. J’ai gardé miss