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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/268

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le char à dix chevaux du journalisme, ses pièces au théâtre et ses affaires embourbées.

— Le journal sera détestable ce soir, dit-il en s’en allant, il n’y aura pas d’article de moi, et pour un second numéro encore !

Madame Félix de Vandenesse alla trois fois au bois de Boulogne sans y voir Raoul, elle revenait désespérée, inquiète. Nathan ne voulait pas s’y montrer autrement que dans l’éclat d’un prince de la presse. Il employa toute la semaine à chercher deux chevaux, un cabriolet et un tigre convenables, à convaincre ses associés de la nécessité d’épargner un temps aussi précieux que le sien, et à faire imputer son équipage sur les frais généraux du journal. Ses associés, Massol et du Tillet, accédèrent si complaisamment à sa demande, qu’il les trouva les meilleurs enfants du monde. Sans ce secours, la vie eût été impossible à Raoul ; elle devint d’ailleurs si rude, quoique mélangée par les plaisirs les plus délicats de l’amour idéal, que beaucoup de gens, même les mieux constitués, n’eussent pu suffire à de telles dissipations. Une passion violente et heureuse prend déjà beaucoup de place dans une existence ordinaire ; mais quand elle s’attaque à une femme posée comme madame de Vandenesse, elle devait dévorer la vie d’un homme occupé comme Raoul. Voici les obligations que sa passion inscrivait avant toutes les autres. Il lui fallait se trouver presque chaque jour à cheval au bois de Boulogne, entre deux et trois heures, dans la tenue du plus fainéant gentleman. Il apprenait là dans quelle maison, à quel théâtre il reverrait, le soir, madame de Vandenesse. Il ne quittait les salons que vers minuit, après avoir happé quelques phrases long-temps attendues, quelques bribes de tendresse dérobées sous la table, entre deux portes, ou en montant en voiture. La plupart du temps, Marie, qui l’avait lancé dans le grand monde, le faisait inviter à dîner dans certaines maisons où elle allait. N’était-ce pas tout simple ? Par orgueil, entraîné par sa passion, Raoul n’osait parler de ses travaux. Il devait obéir aux volontés les plus capricieuses de cette innocente souveraine, et suivre les débats parlementaires, le torrent de la politique, veiller à la direction du journal, et mettre en scène deux pièces dont les recettes étaient indispensables. Il suffisait que madame de Vandenesse fît une petite moue quand il voulait se dispenser d’être à un bal, à un concert, à une promenade, pour qu’il sacrifiât ses intérêts à son plaisir. En quittant le monde entre une heure et deux heures du matin, il reve-