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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/341

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comme les vierges de l’antiquité ; peut-être aussi pour jouir des voluptés chastes d’un premier amour, et le faire arriver à sa plus haute expression de force et de puissance. Monsieur de Nueil était encore dans l’âge où un homme est la dupe de ces caprices, de ces jeux qui affriandent tant les femmes, et qu’elles prolongent, soit pour bien stipuler leurs conditions, soit pour jouir plus longtemps de leur pouvoir dont la prochaine diminution est instinctivement devinée par elles. Mais ces petits protocoles de boudoir, moins nombreux que ceux de la conférence de Londres, tiennent trop peu de place dans l’histoire d’une passion vraie pour être mentionnés.

Madame de Beauséant et monsieur de Nueil demeurèrent pendant trois années dans la villa située sur le lac de Genève que la vicomtesse avait louée. Ils y restèrent seuls, sans voir personne, sans faire parler d’eux, se promenant en bateau, se levant tard, enfin heureux comme nous rêvons tous de l’être. Cette petite maison était simple, à persiennes vertes, entourée de larges balcons ornés de tentes, une véritable maison d’amants, maison à canapés blancs, à tapis muets, à tentures fraîches, où tout reluisait de joie. À chaque fenêtre le lac apparaissait sous des aspects différents ; dans le lointain, les montagnes et leurs fantaisies nuageuses, colorées, fugitives ; au-dessus d’eux, un beau ciel ; puis, devant eux, une longue nappe d’eau capricieuse, changeante ! Les choses semblaient rêver pour eux, et tout leur souriait.

Des intérêts graves rappelèrent monsieur de Nueil en France : son frère et son père étaient morts ; il fallut quitter Genève. Les deux amants achetèrent cette maison, ils auraient voulu briser les montagnes et faire enfuir l’eau du lac en ouvrant une soupape, afin de tout emporter avec eux. Madame de Beauséant suivit monsieur de Nueil. Elle réalisa sa fortune, acheta, près de Manerville, une propriété considérable qui joignait les terres de Gaston, et où ils demeurèrent ensemble. Monsieur de Nueil abandonna très-gracieusement à sa mère l’usufruit des domaines de Manerville, en retour de la liberté qu’elle lui laissa de vivre garçon. La terre de madame de Beauséant était située près d’une petite ville, dans une des plus jolies positions de la vallée d’Auge. Là, les deux amants mirent entre eux et le monde des barrières que ni les idées sociales, ni les personnes ne pouvaient franchir, et retrouvèrent leurs bonnes journées de la Suisse. Pendant neuf années entières, ils goûtèrent un bonheur qu’il est inutile de décrire ; le dénouement de cette aventure en fera