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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/468

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en une seule chambre partagée dans un bout par une cloison en planches, et la plus petite pièce sert de magasin à fourrages. L’obscurité du crépuscule me permit de voir de loin une légère fumée qui s’échappait de cette maison. Espérant y trouver des camarades plus compatissants que ceux auxquels je m’étais adressé jusqu’alors, je marchai courageusement jusqu’à la ferme. En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi lesquels était une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de la chair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves gelées. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines d’artillerie du premier régiment dans lequel j’avais servi. Je fus accueilli par un hourra d’acclamations qui m’aurait fort étonné de l’autre côté de la Bérésina ; mais en ce moment le froid était moins intense, mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient, et la salle jonchée de bottes de paille leur offrait la perspective d’une nuit de délices. Nous n’en demandions pas tant alors. Les camarades pouvaient être philanthropes gratis, une des manières les plus ordinaires d’être philanthrope. Je me mis à manger en m’asseyant sur des bottes de fourrage. Au bout de la table, du côté de la porte par laquelle on communiquait avec la petite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j’aie jamais rencontrés dans tout le ramassis d’hommes qu’il m’a été permis de voir. Il était Italien. Or, toutes les fois que la nature humaine est belle dans les contrées méridionales, elle est alors sublime. Je ne sais si vous avez remarqué la singulière blancheur des Italiens quand ils sont blancs… C’est magnifique, aux lumières surtout. Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracé du colonel Oudet, j’ai retrouvé mes propres sensations dans chacune de ses phrases élégantes. Italien comme la plupart des officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, par l’empereur à l’armée d’Eugène, mon colonel était un homme de haute taille ; il avait bien huit à neuf pouces, admirablement proportionné, peut-être un peu gros, mais d’une vigueur prodigieuse, et leste, découplé comme un lévrier. Ses cheveux noirs, bouclés à profusion, faisaient valoir son teint blanc comme celui d’une femme ; il avait de petites mains, un joli pied, une bouche gracieuse, un nez aquilin dont les lignes étaient minces et dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand il était en colère, ce qui