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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/471

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mais il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m’inspirait toujours une involontaire défiance. Sa lèvre inférieure, mince et très-mobile, s’abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui me semblait trahir un fonds de cruauté dans ce caractère en apparence flegmatique et paresseux. Vous devez bien imaginer que la conversation n’était pas très-brillante lorsque j’arrivai. Mes camarades fatigués mangeaient en silence, naturellement ils me firent quelques questions ; et nous nous racontâmes nos malheurs, tout en les entremêlant de réflexions sur la campagne, sur les généraux, sur leurs fautes ; sur les Russes et le froid. Un moment après mon arrivée, le colonel, ayant fini son maigre repas, s’essuie les moustaches, nous souhaite le bonsoir, jette son regard noir à l’Italienne et lui dit : — Rosina ? Puis, sans attendre de réponse, il va se coucher dans la petite grange aux fourrages. Le sens de l’interpellation du colonel était facile à saisir. Aussi la jeune femme laissa-t-elle échapper un geste indescriptible qui peignait tout à la fois et la contrariété qu’elle devait éprouver à voir sa dépendance affichée sans aucun respect humain, et l’offense faite à sa dignité de femme, ou à son mari ; mais il y eut encore dans la crispation des traits de son visage, dans le rapprochement violent de ses sourcils, une sorte de pressentiment : elle eut peut-être une prévision de sa destinée. Rosina resta tranquillement à table. Un instant après, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couché dans son lit de foin ou de paille, il répéta : — Rosina ?… L’accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que l’autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales, peignirent tout le despotisme, l’impatience, la volonté de cet homme. Rosina pâlit, mais elle se leva, passa derrière nous, et rejoignit le colonel. Tous mes camarades gardèrent un profond silence ; mais moi, malheureusement, je me mis à rire après les avoir tous regardés, et mon rire se répéta de bouche en bouche. — Tu ridi ? dit le mari. — Ma foi, mon camarade, lui répondis-je en redevenant sérieux, j’avoue que j’ai eu tort, je te demande mille fois pardon ; et si tu n’es pas content des excuses que je te fais, je suis prêt à te rendre raison… — Ce n’est pas toi qui as tort, c’est moi ! reprit-il froidement. Là-dessus, nous nous couchâmes dans la salle, et bientôt nous nous endormîmes tous d’un profond sommeil. Le lendemain, chacun, sans éveiller son voisin, sans chercher un compagnon de voyage, se mit en