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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/53

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ma fortune ? — Ah ! pourvu, répondit-il, que la vie comme vous l’entendrez ne nuise en rien à l’honneur, à la considération, et je puis ajouter à la gloire de votre famille. — Allons, m’écriai-je, vous me destituez bien promptement de ma raison supérieure. — Nous ne trouverons pas en France, dit-il avec amertume, d’homme qui veuille pour femme une jeune fille de la plus haute noblesse sans dot et qui lui en reconnaisse une. Si ce mari se rencontrait, il appartiendrait à la classe des bourgeois parvenus : je suis, sous ce rapport, du onzième siècle. — Et moi aussi, lui ai-je dit. Mais pourquoi me désespérer ? n’y a-t-il pas de vieux pairs de France ? — Vous êtes bien avancée, Louise ! s’est-il écrié. Puis il m’a quittée en souriant et me baisant la main.

J’avais reçu ta lettre le matin même, et elle m’avait fait songer précisément à l’abîme où tu prétends que je pourrais tomber. Il m’a semblé qu’une voix me criait en moi-même : tu y tomberas ! J’ai donc pris mes précautions. Hénarez ose me regarder, ma chère, et ses yeux me troublent, ils me produisent une sensation que je ne puis comparer qu’à celle d’une terreur profonde. On ne doit pas plus regarder cet homme qu’on ne regarde un crapaud, il est laid et fascinateur. Voici deux jours que je délibère avec moi-même si je dirai nettement à mon père que je ne veux plus apprendre l’espagnol, et faire congédier cet Hénarez ; mais après mes résolutions viriles, je me sens le besoin d’être remuée par l’horrible sensation que j’éprouve en voyant cet homme, et je dis : encore une fois, et après je parlerai. Ma chère, sa voix est d’une douceur pénétrante, il parle comme la Fodor chante. Ses manières sont simples et sans la moindre affectation. Et quelles belles dents ! Tout à l’heure, en me quittant, il a cru remarquer combien il m’intéresse, et il a fait le geste, très respectueux d’ailleurs, de me prendre la main pour me la baiser ; mais il l’a réprimé comme effrayé de sa hardiesse et de la distance qu’il allait franchir. Malgré le peu qu’il en a paru, je l’ai deviné ; j’ai souri, car rien n’est plus attendrissant que de voir l’élan d’une nature inférieure qui se replie ainsi sur elle-même. Il y a tant d’audace dans l’amour d’un bourgeois pour une fille noble ! Mon sourire l’a enhardi, le pauvre homme a cherché son chapeau sans le voir, il ne voulait pas le trouver, et je le lui ai gravement apporté. Des larmes contenues humectaient ses yeux. Il y avait un monde de choses et de pensées