Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/107

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faillis m’endormir, malgré l’intérêt que je prenais à cette histoire authentique. Le ton lourd et l’accent monotone de ce notaire, sans doute habitué à s’écouter lui-même et à se faire écouter de ses clients ou de ses compatriotes, triompha de ma curiosité. Heureusement il s’en alla. — Ah ! ah ! monsieur, bien des gens, me dit-il dans l’escalier, voudraient vivre encore quarante-cinq ans ; mais, petit moment ! Et il mit, d’un air fin, l’index de sa main droite sur sa narine, comme s’il eût voulu dire : Faites bien attention à ceci ? — Pour aller jusque-là, jusque-là, dit-il, il ne faut pas avoir la soixantaine. Je fermai ma porte, après avoir été tiré de mon apathie par ce dernier trait que le notaire trouva très spirituel ; puis, je m’assis dans mon fauteuil, en mettant mes pieds sur les deux chenets de ma cheminée. Je m’enfonçai dans un roman à la Radcliffe, bâti sur les données juridiques de monsieur Regnault, quand ma porte, manœuvrée par la main adroite d’une femme, tourna sur ses gonds. Je vis venir mon hôtesse, grosse femme réjouie, de belle humeur, qui avait manqué sa vocation : c’était une Flamande qui aurait dû naître dans un tableau de Teniers. — Eh bien ! monsieur ? me dit-elle. Monsieur Regnault vous a sans doute rabâché son histoire de la Grande Bretèche. — Oui, mère Lepas. — Que vous a-t-il dit ? Je lui répétai en peu de mots la ténébreuse et froide histoire de madame Merret. À chaque phrase, mon hôtesse tendait le cou, en me regardant avec une perspicacité d’aubergiste, espèce de juste milieu entre l’instinct du gendarme, l’astuce de l’espion et la ruse du commerçant. — Ma chère dame Lepas ! ajoutai-je en terminant, vous paraissez en savoir davantage. Hein ? Autrement, pourquoi seriez-vous montée chez moi ? — Ah ! foi d’honnête femme, et aussi vrai que je m’appelle Lepas… — Ne jurez pas, vos yeux sont gros d’un secret. Vous avez connu monsieur de Merret. Quel homme était-ce ? — Dame, monsieur de Merret, voyez-vous, était un bel homme qu’on ne finissait pas de voir, tant il était long ! un digne gentilhomme venu de Picardie, et qui avait, comme nous disons ici, la tête près du bonnet. Il payait tout comptant pour n’avoir de difficulté avec personne. Voyez-vous, il était vif. Nos dames le trouvaient toutes fort aimable. — Parce qu’il était vif ! dis-je à mon hôtesse. — Peut-être bien, dit-elle. Vous pensez bien, monsieur, qu’il fallait avoir eu quelque chose devant soi, comme on dit, pour épouser madame de Merret qui, sans vouloir nuire aux autres, était la plus belle et la