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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/220

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refusa de donner le bras à son chaperon dans la crainte d’être questionnée sur le tremblement intérieur qui l’agitait à la pensée de voir bientôt son grand poëte. Un seul regard, le premier, n’allait-il pas décider de son avenir ?

Est-il dans la vie de l’homme une heure plus délicieuse que celle du premier rendez-vous donné ? Renaissent-elles jamais les sensations cachées au fond du cœur et qui s’épanouissent alors ? Retrouve-t-on les plaisirs sans nom que l’on a savourés en cherchant, comme fit Ernest de La Brière, et ses meilleurs rasoirs, et ses plus belles chemises, et des cols irréprochables, et les vêtements les plus soignés ? On déifie les choses associées à cette heure suprême. On fait alors à soi seul des poésies secrètes qui valent celles de la femme ; et le jour où, de part et d’autre, on les devine, tout est envolé ! N’en est-il pas de ces choses, comme de la fleur de ces fruits sauvages, âcre et suave à la fois, perdue au sein des forêts, la joie du soleil ; sans doute ; ou, comme le dit Canalis dans le Chant d’une jeune fille, la joie de la plante elle-même à qui l’ange des fleurs a permis de se voir ? Ceci tend à rappeler que, semblable à beaucoup d’êtres pauvres pour qui la vie commence par le labeur et par les soucis de la fortune, le modeste La Brière n’avait pas encore été aimé. Venu la veille au soir, il s’était aussitôt couché comme une coquette, afin d’effacer la fatigue du voyage, et il venait de faire une toilette méditée à son avantage, après avoir pris un bain. Peut-être est-ce ici le lieu de placer son portrait en pied, ne fût-ce que pour justifier la dernière lettre que devait écrire Modeste.

Né d’une bonne famille de Toulouse, alliée de loin à celle du ministre qui le prit sous sa protection, Ernest possède cet air comme il faut où se révèle une éducation commencée au berceau, mais que l’habitude des affaires avait rendu grave sans effort, car la pédanterie est l’écueil de toute gravité prématurée. De taille ordinaire, il se recommande par une figure fine et douce, d’un ton chaud quoique sans coloration, et qu’il relevait alors par de petites moustaches et par une virgule à la Mazarin. Sans cette attestation virile, il eût trop ressemblé peut-être à une jeune fille déguisée, tant la coupe du visage et les lèvres sont mignardes, tant on est près d’attribuer à une femme ses dents d’un émail transparent et d’une régularité quasi postiche. Joignez à ces qualités féminines un parler doux comme la physionomie, doux comme des yeux bleus à paupières turques, et vous concevrez très bien que le ministre eût sur-