Aller au contenu

Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/530

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la mort des pères. C’est épouvantable, ceci ! Vengeance ! Ce sont mes gendres qui les empêchent de venir. Tuez-les ! À mort le Restaud, à mort l’Alsacien, ce sont mes assassins ! La mort ou mes filles ! Ah ! c’est fini, je meurs sans elles ! Elles ! Nasie, Fifine, allons, venez donc ! Votre papa sort…

— Mon bon père Goriot, calmez-vous, voyons, restez tranquille, ne vous agitez pas, ne pensez pas.

— Ne pas les voir, voilà l’agonie !

— Vous allez les voir.

— Vrai ! cria le vieillard égaré. Oh ! les voir ! je vais les voir, entendre leur voix. Je mourrai heureux. Eh bien ! oui, je ne demande plus à vivre, je n’y tenais plus, mes peines allaient croissant. Mais les voir, toucher leurs robes, ah ! rien que leurs robes, c’est bien peu ; mais que je sente quelque chose d’elles ! Faites-moi prendre les cheveux… veux…

Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’il recevait un coup de massue. Ses mains s’agitèrent sur la couverture comme pour prendre les cheveux de ses filles.

— Je les bénis, dit-il en faisant un effort, bénis.

Il s’affaissa tout à coup. En ce moment Bianchon entra. — J’ai rencontré Christophe, dit-il, il va t’amener une voiture. Puis il regarda le malade, lui souleva de force les paupières, et les deux étudiants lui virent un œil sans chaleur et terne. — Il n’en reviendra pas, .dit Bianchon, je ne crois pas. Il prit le pouls, le tâta, mit la main sur le cœur du bonhomme.

— La machine va toujours ; mais, dans sa position, c’est un malheur, il vaudrait mieux qu’il mourût !

— Ma foi, oui, dit Rastignac.

— Qu’as-tu donc ? tu es pâle comme la mort.

— Mon ami, je viens d’entendre des cris et des plaintes. Il y a un Dieu ! Oh ! oui ! il y a un Dieu, et il nous a fait un monde meilleur, ou notre terre est un non-sens. Si ce n’avait pas été si tragique, je fondrais en larmes, mais j’ai le cœur et l’estomac horriblement serrés.

— Dis donc, il va falloir bien des choses ; où prendre de l’argent ?

Rastignac tira sa montre.

— Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pas m’arrêter en route, car j’ai peur de perdre une minute, j’attends Christophe. Je n’ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour.