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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/538

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— Allons, messieurs, à table, dit madame Vauquer, la soupe va se réfroidir.

Les deux étudiants se mirent à côté l’un de l’autre.

— Que faut-il faire maintenant ? dit Eugène à Bianchon.

— Mais je lui ai fermé les yeux, et je l’ai convenablement disposé. Quand le médecin de la mairie aura constaté le décès que nous irons déclarer, on le coudra dans un linceul, et on l’enterrera. Que veux-tu qu’il devienne ?

— Il ne flairera plus son pain comme ça, dit un pensionnaire en imitant la grimace du bonhomme.

— Sacrebleu, messieurs, dit le répétiteur, laissez donc le père Goriot, et ne nous en faites plus manger. On l’a mis à toute sauce depuis une heure. Un des privilèges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous. Profitons donc des avantages de la civilisation. Il y a trois cents morts aujourd’hui, voulez-vous apitoyer sur les hécatombes parisiennes ? Que le père Goriot soit crevé, tant mieux pour lui ! Si vous l’adorez, allez le garder, et laissez-nous manger tranquillement, nous autres.

— Oh ! oui, dit la veuve, tant mieux pour lui qu’il soit mort ! Il paraît que le pauvre homme avait bien du désagrément, sa vie durant.

Ce fut toute l’oraison funèbre d’un être qui, pour Eugène, représentait toute la paternité. Les quinze pensionnaires se mirent à causer comme à l’ordinaire. Lorsque Eugène et Bianchon eurent mangé, le bruit des fourchettes et des cuillers, les rires de la conversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes et indifférentes, leur insouciance, tout les glaça d’horreur. Ils sortirent pour aller chercher un prêtre qui veillât et priât pendant la nuit près du mort. Il leur fallut mesurer les derniers devoirs à rendre au bonhomme sur le peu d’argent dont ils pourraient disposer. Vers neuf heures du soir, le corps fut placé sur un fond sanglé, entre deux chandelles, dans cette chambre nue, et un prêtre vint s’asseoir auprès de lui. Avant de se coucher, Rastignac. ayant demandé des renseignements à l’ecclésiastique sur le prix du service à faire et sur celui des convois, écrivit un mot au baron de Nucingen et au comte de Restaud en les priant d’envoyer leurs gens d’affaires afin de pourvoir à tous les frais de l’enterrement. Il leur dépêcha Christophe, puis il se coucha et s’endormit accablé de fatigue. Le