Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, X.djvu/21

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et me fit même enfermer comme fou à Stuttgard. À la vérité, vous pouvez juger, d’après mon récit, qu’il y avait des raisons suffisantes pour faire coffrer un homme ! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après avoir entendu mille fois mes gardiens disant : — « Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert ! » à des gens qui répondaient : « Le pauvre homme ! » je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh ! monsieur, revoir Paris ! c’était un délire que je ne…

À cette phrase inachevée, le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde que Derville respecta.

— Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément sur toutes sortes de sujets et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd’hui, par moments, mon nom m’est désagréable. Je voudrais n’être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux ! J’eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait ? je serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.

— Monsieur, dit l’avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment.

— Vous êtes, dit le colonel d’un air mélancolique, la seule personne qui m’ait si patiemment écouté. Aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix napoléons afin de faire venir d’Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès…

— Quel procès ? dit l’avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le récit de ses misères passées.

— Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n’est-elle pas ma femme ! Elle possède trente mille livres de rente qui m’appartiennent, et ne veut pas me donner deux liards. Quand je dis ces choses à des avoués, à des hommes de bon sens ; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse ; quand je m’élève, moi, mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m’éconduisent, suivant leur caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez