Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/160

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la mienne. Vous qu’elle aime plus que toute chose, et qui seule, après moi, la savez dignement aimer, Claire, aimable Claire, vous êtes l’unique bien qui lui reste. Il est assez précieux pour lui rendre supportable la perte de tous les autres. Dédommagez-la des consolations qui lui sont ôtées et de celles qu’elle refuse ; qu’une sainte amitié supplée à la fois auprès d’elle à la tendresse d’une mère, à celle d’un amant, aux charmes de tous les sentiments qui devaient la rendre heureuse. Qu’elle le soit, s’il est possible, à quelque prix que ce puisse être. Qu’elle recouvre la paix et le repos dont je l’ai privée ; je sentirai moins les tourments qu’elle m’a laissés. Puisque je ne suis plus rien à mes propres yeux, puisque c’est mon sort de passer ma vie à mourir pour elle, qu’elle me regarde comme n’étant plus ; j’y consens si cette idée la rend plus tranquille. Puisse-t-elle retrouver près de vous ses premières vertus, son premier bonheur ! Puisse-t-elle être encore par vos soins tout ce qu’elle eût été sans moi !

Hélas ! elle était fille, et n’a plus de mère ! Voilà la perte qui ne se répare point, et dont on ne se console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitée lui redemande cette mère tendre et chérie, et dans une douleur si cruelle l’horrible remords se joint à son affliction. O Julie ! ce sentiment affreux devait-il être connu de toi ? Vous qui fûtes témoin de la maladie et des derniers moments de cette mère infortunée, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que j’en dois croire. Déchirez-moi le cœur si je suis coupable. Si la douleur de nos fautes l’a fait descendre au tombeau, nous sommes deux monstres indignes de vivre ; c’est un crime de songer à des liens si funestes, c’en est un de voir le jour. Non, j’ose le croire, un feu si pur n’a point produit de si noirs effets. L’amour nous inspira des sentiments trop nobles pour en tirer les forfaits des âmes dénaturées. Le ciel, le ciel serait-il injuste, et celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de ses jours méritait-elle de leur coûter la vie ?

Lettre VII. Réponse

Comment pourrait-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage ? Comment perdrais-je mes anciens sentiments pour vous tandis que vous en méritez chaque jour de nouveaux ? Non, mon cher et digne ami, tout ce que nous fûmes les uns aux autres dès notre première jeunesse, nous le serons le reste de nos jours ; et si notre mutuel attachement n’augmente plus, c’est qu’il ne peut plus augmenter. Toute la différence est que je vous aimais comme mon frère, et qu’à présent je vous aime comme mon enfant ; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous, et même vos disciples, je vous regarde un peu comme le nôtre. En nous apprenant à penser, vous avez appris de nous à être sensible ; et, quoi qu’en dise votre philosophe anglais, cette éducation vaut bien l’autre ; si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit.

— Savez-vous pourquoi je parais avoir changé de conduite envers vous ? Ce n’est pas, croyez-moi, que mon cœur ne soit toujours le même ; c’est que votre état est changé. Je favorisai vos feux tant qu’il leur restait un rayon d’espérance. Depuis qu’en vous obstinant d’aspirer à Julie vous ne pouvez plus que la rendre malheureuse, ce serait vous nuire que de vous complaire. J’aime mieux vous savoir moins à plaindre, et vous rendre plus mécontent. Quand le bonheur commun devient impossible, chercher le sien dans celui de ce qu’on aime, n’est-ce pas tout ce qui reste à faire à l’amour sans espoir ?

Vous faites plus que sentir cela, mon généreux ami, vous l’exécutez dans le plus douloureux sacrifice qu’ai jamais fait un amant fidèle. En renonçant à Julie, vous achetez son repos aux dépens du vôtre, et c’est à vous que vous renoncez pour elle.

J’ose à peine vous dire les bizarres idées qui me viennent là-dessus ; mais elles sont consolantes, et cela m’enhardit. Premièrement, je crois que le véritable amour a cet avantage aussi bien que la vertu, qu’il dédommage de tout ce qu’on lui sacrifie, et qu’on jouit en