Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/173

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je ne consultai que vous dans mon choix, et me perdis pour vous sauver.

Mais il n’est pas si facile qu’on pense de renoncer à la vertu. Elle tourmente longtemps ceux qui l’abandonnent ; et ses charmes, qui font les délices des âmes pures, font le premier supplice du méchant, qui les aime encore et n’en saurait plus jouir. Coupable et non dépravée, je ne pus échapper aux remords qui m’attendaient ; l’honnêteté me fut chère même après l’avoir perdue ; ma honte, pour être secrète, ne m’en fut pas moins amère ; et quand tout l’univers en eût été témoin, je ne l’aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un blessé qui craint la gangrène, et en qui le sentiment de son mal soutient l’espoir d’en guérir.

Cependant cet état d’opprobre m’était odieux. A force de vouloir étouffer le reproche sans renoncer au crime, il m’arriva ce qu’il arrive à toute âme honnête qui s’égare et qui se plaît dans son égarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l’amertume du repentir ; j’espérai tirer de ma faute un moyen de la réparer et j’osai former le projet de contraindre mon père à nous unir. Le premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien. Je le demandais au ciel comme le gage de mon retour à la vertu et de notre bonheur commun ; je le désirais comme un autre à ma place aurait pu le craindre ; le tendre amour, tempérant par son prestige le murmure de la conscience, me consolait de ma faiblesse par l’effet que j’en attendais, et faisait d’une si chère attente le charme et l’espoir de ma vie.

Sitôt que j’aurais porté des marques sensibles de mon état, j’avais résolu d’en faire, en présence de toute ma famille, une déclaration publique à M. Perret. Je suis timide, il est vrai ; je sentais tout ce qu’il m’en devait coûter ; mais l’honneur même animait mon courage, et j’aimais mieux supporter une fois la confusion que j’avais méritée, que de nourrir une honte éternelle au fond de mon cœur. Je savais que mon père me donnerait la mort ou mon amant ; cette alternative n’avait rien d’effrayant pour moi, et, de manière ou d’autre, j’envisageais dans cette démarche la fin de tous mes malheurs.

Tel était, mon bon ami, le mystère que je voulus vous dérober, et que vous cherchiez à pénétrer avec une si curieuse inquiétude. Mille raisons me forçaient à cette réserve avec un homme aussi emporté que vous, sans compter qu’il ne fallait pas armer d’un nouveau prétexte votre indiscrète importunité. Il était à propos surtout de vous éloigner durant une si périlleuse scène, et je savais bien que vous n’auriez jamais consenti à m’abandonner dans un danger pareil s’il vous eût été connu.

Hélas ! je fus encore abusée par une si douce espérance. Le ciel rejeta des projets conçus dans le crime ; je ne méritais pas l’honneur d’être mère ; mon attente resta toujours vaine ; et il me fut refusé d’expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le désespoir que j’en conçus, l’imprudent rendez-vous qui mettait votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voilait d’une si douce excuse : je m’en prenais à moi du mauvais succès de mes vœux, et mon cœur abusé par ses désirs ne voyait dans l’ardeur de les contenter que le soin de les rendre un jour légitimes.

Je les crus un instant accomplis ; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, et l’amour exaucé par la nature n’en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez su quel accident détruisit, avec le germe que je portais dans mon sein, le dernier fondement de mes espérances. Ce malheur m’arriva précisément dans le temps de notre séparation : comme si le ciel eût voulu m’accabler alors de tous les maux que j’avais mérités et couper à la fois tous les liens qui pouvaient nous unir.

Votre départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs ; je reconnus, mais trop tard, les chimères qui m’avaient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l’étais devenue, et aussi malheureuse que je devais toujours l’être avec un amour sans innocence et des désirs sans espoir qu’il m’était impossible d’éteindre. Tourmentée de mille vains regrets, je renonçai à des réflexions aussi douloureuses qu’inutiles ; je ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même, je consacrai ma vie à m’occuper de