Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/182

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chefs ? Quoi ! dans tout cela l’époux n’est point lésé ? Mais qui le dédommagera d’un cœur qui lui était dû ? Qui lui pourra rendre une femme estimable ? Qui lui donnera le repos et la sûreté ? Qui le guérira de ses justes soupçons ? Qui fera confier un père au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant ?

A l’égard des liaisons prétendues que l’adultère et l’infidélité peuvent former entre les familles, c’est moins une raison sérieuse qu’une plaisanterie absurde et brutale qui ne mérite pour toute réponse que le mépris et l’indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les meurtres, les empoisonnements, dont ce désordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent assez ce qu’on doit attendre pour le repos et l’union des hommes d’un attachement formé par le crime. S’il résulte quelque sorte de société de ce vil et méprisable commerce, elle est semblable à celle des brigands, qu’il faut détruire et anéantir pour assurer les sociétés légitimes.

J’ai tâché de suspendre l’indignation que m’inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensées, moins je dois dédaigner de les réfuter, pour me faire honte à moi-même de les avoir peut-être écoutées avec trop peu d’éloignement. Vous voyez combien elles supportent mal l’examen de la saine raison. Mais où chercher la saine raison, sinon dans celui qui en est la source, et que penser de ceux qui consacrent à perdre les hommes ce flambeau divin qu’il leur donna pour les guider ? Défions-nous d’une philosophie en paroles ; défions-nous d’une fausse vertu qui sape toutes les vertus, et s’applique à justifier tous les vices pour s’autoriser à les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est de le chercher sincèrement ; et l’on ne peut longtemps le chercher ainsi sans remonter à l’auteur de tout bien. C’est ce qu’il me semble avoir fait depuis que je m’occupe à rectifier mes sentiments et ma raison ; c’est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la même route. Il m’est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idées de la religion ; et vous, dont le cœur n’a rien de caché pour moi, ne m’en eussiez pas ainsi parlé si vous aviez eu d’autres sentiments. Il me semble même que ces conversations avaient pour nous des charmes. La présence de l’Etre suprême ne nous fut jamais importune ; elle nous donnait plus d’espoir que d’épouvante ; elle n’effraya jamais que l’âme du méchant : nous aimions à l’avoir pour témoin de nos entretiens, à nous révéler conjointement jusqu’à lui. Si quelquefois nous étions humiliés par la honte, nous nous disions en déplorant nos faiblesses : au moins il voit le fond de nos cœurs, et nous en étions plus tranquilles.

Si cette sécurité nous égara, c’est au principe sur lequel elle était fondée à nous ramener. N’est-il pas bien indigne d’un homme de ne pouvoir jamais s’accorder avec lui-même ; d’avoir une règle pour ses actions, une autre pour ses sentiments ; de penser comme s’il était sans corps, d’agir comme s’il était sans âme, et de ne jamais approprier à soi tout entier rien de ce qu’il fait en toute sa vie ? Pour moi, je trouve qu’on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on ne les borne pas à de vaines spéculations. La faiblesse est de l’homme, et le Dieu clément qui le fit la lui pardonnera sans doute ; mais le crime est du méchant, et ne restera point impuni devant l’auteur de toute justice. Un incrédule, d’ailleurs heureusement né, se livre aux vertus qu’il aime ; il fait le bien par goût et non par choix. Si tous ses désirs sont droits, il les suit sans contrainte ; il les suivrait de même s’ils ne l’étaient pas, car pourquoi se gênerait-il ? Mais celui qui reconnaît et sert le père commun des hommes se croit une plus haute destination ; l’ardeur de la remplir anime son zèle ; et, suivant une règle plus sûre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coûte, et sacrifier les désirs de son cœur à la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroïque auquel nous sommes tous deux appelés. L’amour qui nous unissait eût fait le charme de notre vie. Il survéquit à l’espérance ; il brava le temps et l’éloignement ; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment si parfait ne devait point périr de lui-même ; il était digne de n’être immolé qu’à la vertu.

Je vous dirai plus. Tout est changé entre nous ; il faut nécessairement que votre cœur change. Julie de Wolmar n’est plus votre ancienne Julie ; la révolution de vos sentiments