Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/204

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ville, mon goût pour la campagne, pour les travaux rustiques, et l’attachement que trois ans de séjour m’ont donné pour ma maison de Clarens. Tu n’ignores pas non plus quel embarras c’est de déménager avec toute une famille, et combien ce serait abuser de la complaisance de mon père de le transplanter si souvent. Eh bien ! si tu ne veux pas quitter ton ménage et venir gouverner le mien, je suis résolue à prendre une maison à Lausanne, où nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi là-dessus ; tout le veut ; mon cœur, mon devoir, mon bonheur, mon honneur conservé, ma raison recouvrée, mon état, mon mari, mes enfants, moi-même, je te dois tout ; tout ce que j’ai de bien me vient de toi, je ne vois rien qui ne m’y rappelle, et sans toi je ne suis rien. Viens donc, ma bien-aimée, mon ange tutélaire, viens conserver ton ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. N’ayons plus qu’une famille, comme nous n’avons qu’une âme pour la chérir ; tu veilleras sur l’éducation de mes fils, je veillerai sur celle de ta fille ; nous nous partagerons les devoirs de mère et nous en doublerons les plaisirs. Nous élèverons nos cœurs ensemble à celui qui purifia le mien par tes soins ; et n’ayant plus rien à désirer en ce monde, nous attendrons en paix l’autre vie dans le sein de l’innocence et de l’amitié.

Lettre II. Réponse

Mon Dieu ! cousine, que ta lettre m’a donné de plaisir ! Charmante prêcheuse !… charmante, en vérité, mais prêcheuse pourtant… pérorant à ravir. Des œuvres, peu de nouvelles. L’architecte athénien… ce beau diseur… tu sais bien… dans ton vieux Plutarque… Pompeuses descriptions, superbe temple !… Quand il a tout dit, l’autre vient ; un homme uni, l’air simple, grave et posé… comme qui dirait ta cousine Claire… D’une voix creuse, lente et même un peu nasale : « Ce qu’il a dit, je le ferai. » Il se tait, et les mains de battre. Adieu l’homme aux phrases. Mon enfant, nous sommes ces deux architectes ; le temple dont il s’agit est celui de l’amitié.

Résumons un peu les belles choses que tu m’as dites. Premièrement, que nous nous aimions ; et puis, que je t’étais nécessaire ; et puis, que tu me l’étais aussi ; et puis, qu’étant libres de passer nos jours ensemble il les y fallait passer. Et tu as trouvé tout cela toute seule ! Sans mentir tu es une éloquente personne ! Oh bien ! que je t’apprenne à quoi je m’occupais de mon côté tandis que tu méditais cette sublime lettre. Après cela tu jugeras toi-même lequel vaut le mieux de ce que tu dis ou de ce que je fais.

A peine eus-je perdu mon mari, que tu remplis le vide qu’il avait laissé dans mon cœur. De son vivant il en partageait avec toi les affections ; dès qu’il ne fut plus, je ne fus qu’à toi seule ; et, selon ta remarque sur l’accord de la tendresse maternelle et de l’amitié, ma fille même n’était pour nous qu’un lien de plus. Non seulement je résolus dès lors de passer le reste de ma vie avec toi, mais je formai un projet plus étendu. Pour que nos deux familles n’en fissent qu’une, je me proposai, supposant tous les rapports convenables, d’unir un jour ma fille à ton fils aîné ; et ce nom de mari, trouvé d’abord par plaisanterie, me parut d’heureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.

Dans ce dessein, je cherchai d’abord à lever les embarras d’une succession embrouillée ; et, me trouvant assez de bien pour sacrifier quelque chose à la liquidation du reste, je ne songeai qu’à mettre le partage de ma fille en effets assurés et à l’abri de tout procès. Tu sais que j’ai des fantaisies sur bien des choses, ma folie dans celle-ci était de te surprendre. Je m’étais mise en tête d’entrer un beau matin dans ta chambre, tenant d’une main mon enfant, de l’autre un portefeuille, et de te présenter l’un et l’autre avec un beau compliment pour déposer en tes mains la mère, la fille, et leur bien, c’est-à-dire la dot de celle-ci. « Gouverne-la, voulais-je te dire, comme il convient aux intérêts