Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/231

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

un exercice agréable et salutaire, convenable à la vivacité de la jeunesse, qui consiste à se présenter l’un à l’autre avec grâce et bienséance, et auquel le spectateur impose une gravité dont personne n’oserait sortir ? Peut-on imaginer un moyen plus honnête de ne tromper personne, au moins quant à la figure, et de se montrer avec les agréments et les défauts qu’on peut avoir aux gens qui ont intérêt de nous bien connaître avant de s’obliger à nous aimer ? Le devoir de se chérir réciproquement n’emporte-t-il pas celui de se plaire, et n’est-ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses et chrétiennes qui songent à s’unir, de préparer ainsi leurs cœurs à l’amour mutuel que Dieu leur impose ?

Qu’arrive-t-il dans ces lieux où règne une éternelle contrainte, où l’on punit comme un crime la plus innocente gaieté, où les jeunes gens des deux sexes n’osent jamais s’assembler en public, et où l’indiscrète sévérité d’un pasteur ne sait prêcher au nom de Dieu qu’une gêne servile, et la tristesse, et l’ennui ? On élude une tyrannie insupportable que la nature et la raison désavouent. Aux plaisirs permis dont on prive une jeunesse enjouée et folâtre, elle en substitue de plus dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertés prennent la place des assemblées publiques. A force de se cacher comme si l’on était coupable, on est tenté de le devenir. L’innocente joie aime à s’évaporer au grand jour ; mais le vice est ami des ténèbres ; et jamais l’innocence et le mystère n’habitèrent longtemps ensemble. Mon cher ami, me dit-elle en me serrant la main comme pour me communiquer son repentir et faire passer dans mon cœur la pureté du sien, qui doit mieux sentir que nous toute l’importance de cette maxime ? Que de douleurs et de peines, que de remords et de pleurs nous nous serions épargnés durant tant d’années, si tous deux, aimant la vertu comme nous avons toujours fait, nous avions su prévoir de plus loin les dangers qu’elle court dans le tête-à-tête.

Encore un coup, continua Mme de Wolmar d’un ton plus tranquille, ce n’est point dans les assemblées nombreuses, où tout le monde nous voit et nous écoute, mais dans des entretiens particuliers, où règnent le secret et la liberté, que les mœurs peuvent courir des risques. C’est sur ce principe que, quand mes domestiques des deux sexes se rassemblent, je suis bien aise qu’ils y soient tous. J’approuve même qu’ils invitent parmi les jeunes gens du voisinage ceux dont le commerce n’est point capable de leur nuire ; et j’apprends avec grand plaisir que, pour louer les mœurs de quelqu’un de nos jeunes voisins, on dit : « Il est reçu chez M. de Wolmar. » En ceci nous avons encore une autre vue. Les hommes qui nous servent sont tous garçons, et, parmi les femmes, la gouvernante des enfants est encore à marier. Il n’est pas juste que la réserve où vivent ici les uns et les autres leur ôte l’occasion d’un honnête établissement. Nous tâchons dans ces petites assemblées de leur procurer cette occasion sous nos yeux, pour les aider à mieux choisir ; et en travaillant ainsi à former d’heureux ménages, nous augmentons le bonheur du nôtre.

Il resterait à me justifier moi-même de danser avec ces bonnes gens ; mais j’aime mieux passer condamnation sur ce point, et j’avoue franchement que mon plus grand motif en cela est le plaisir que j’y trouve. Vous savez que j’ai toujours partagé la passion que ma cousine a pour la danse ; mais après la perte de ma mère je renonçai pour ma vie au bal et à toute assemblée publique : j’ai tenu parole, même à mon mariage, et la tiendrai, sans croire y déroger en dansant quelquefois chez moi avec mes hôtes et mes domestiques. C’est un exercice utile à ma santé durant la vie sédentaire qu’on est forcé de mener ici l’hiver. Il m’amuse innocemment ; car, quand j’ai bien dansé, mon cœur ne me reproche rien. Il amuse aussi M. de Wolmar ; toute ma coquetterie en cela se borne à lui plaire. Je suis cause qu’il vient au lieu où l’on danse ; ses gens en sont plus contents d’être honorés des regards de leur maître ; ils témoignent aussi de la joie à me voir parmi eux. Enfin je trouve que cette familiarité modérée forme entre nous un lien de douceur et d’attachement qui ramène un peu l’humanité naturelle en tempérant la bassesse de la servitude et la rigueur de l’autorité. »

Voilà, milord, ce que me dit Julie au sujet de la danse : et j’admirai comment avec tant d’affabilité pouvait régner tant de subordination, et comment elle et son mari pouvaient descendre et s’égaler si souvent à leurs domestiques, sans que ceux-ci fussent tentés de les