Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/266

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cher ; il règne encore dans vos lettres un ton de mollesse et de langueur qui me déplaît, et qui est bien plus un reste de votre passion qu’un effet de votre caractère. Je hais partout la faiblesse, et n’en veux point dans mon ami. Il n’y a point de vertu sans force, et le chemin du vice est la lâcheté. Osez-vous bien compter sur vous avec un cœur sans courage ? Malheureux ! si Julie était faible, tu succomberais demain et ne serais qu’un vil adultère. Mais te voilà resté seul avec elle : apprends à la connaître, et rougis de toi.

J’espère pouvoir bientôt vous aller joindre. Vous savez à quoi ce voyage est destiné. Douze ans d’erreurs et de troubles me rendent suspect à moi-même : pour résister j’ai pu me suffire, pour choisir il me faut les yeux d’un ami ; et je me fais un plaisir de rendre tout commun entre nous, la reconnaissance aussi bien que l’attachement. Cependant, ne vous y trompez pas, avant de vous accorder ma confiance, j’examinerai si vous en êtes digne, et si vous méritez de me rendre les soins que j’ai pris de vous. Je connais votre cœur, j’en suis content : ce n’est pas assez ; c’est de votre jugement que j’ai besoin dans un choix où doit présider la raison seule, et où la mienne peut m’abuser. Je ne crains pas les passions qui, nous faisant une guerre ouverte, nous avertissent de nous mettre en défense, nous laissent, quoi qu’elles fassent, la conscience de toutes nos fautes, et auxquelles on ne cède qu’autant qu’on leur veut céder. Je crains leur illusion qui trompe au lieu de contraindre, et nous fait faire, sans le savoir, autre chose que ce que nous voulons. On n’a besoin que de soi pour réprimer ses penchants, on a quelquefois besoin d’autrui pour discerner ceux qu’il est permis de suivre ; et c’est à quoi sert l’amitié d’un homme sage, qui voit pour nous sous un autre point de vue les objets que nous avons intérêt à bien connaître. Songez donc à vous examiner, et dites-vous si, toujours en proie à de vains regrets, vous serez à jamais inutile à vous et aux autres, ou si, reprenant enfin l’empire de vous-même, vous voulez mettre une fois votre âme en état d’éclairer celle de votre ami.

Mes affaires ne me retiennent plus à Londres que pour une quinzaine de jours : je passerai par notre armée de Flandre, où je compte rester encore autant ; de sorte que vous ne devez guère m’attendre avant la fin du mois prochain ou le commencement d’octobre. Ne m’écrivez plus à Londres, mais à l’armée, sous l’adresse ci-jointe. Continuez vos descriptions : malgré le mauvais ton de vos lettres, elles me touchent et m’instruisent ; elles m’inspirent des projets de retraite et de repos convenables à mes maximes et à mon âge. Calmez surtout l’inquiétude que vous m’avez donnée sur Mme de Wolmar : si son sort n’est pas heureux, qui doit oser aspirer à l’être. Après le détail qu’elle vous a fait, je ne puis concevoir ce qui manque à son bonheur.


Lettre II à milord Edouard

Oui, milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scène de Meillerie a été la crise de ma folie et de mes maux. Les explications de M. de Wolmar m’ont entièrement rassuré sur le véritable état de mon cœur. Ce cœur trop faible est guéri tout autant qu’il peut l’être ; et je préfère la tristesse d’un regret imaginaire à l’effroi d’être sans cesse assiégé par le crime. Depuis le retour de ce digne ami, je ne balance plus à lui donner un nom si cher et dont vous m’avez si bien fait sentir tout le prix. C’est le moindre titre que je doive à quiconque aide à me rendre à la vertu. La paix est au fond de mon âme comme dans le séjour que j’habite. Je commence à m’y voir sans inquiétude,