Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/27

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sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l’emprunt et à la quête ; on nous apprend à nous servir du bien d’autrui plutôt que du nôtre ; ou plutôt, accumulant sans cesse, nous n’osons toucher à rien : nous sommes comme ces avares qui ne songent qu’à remplir leurs greniers, et dans le sein de l’abondance se laissent mourir de faim.

Il y a, je l’avoue, bien des gens qui cette méthode serait fort nuisible, et qui ont besoin de beaucoup lire et peu méditer, parce qu’ayant la tête mal faite ils ne rassemblent rien de si mauvais que ce qu’ils produisent d’eux-mêmes. Je vous recommande tout le contraire, à vous qui mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, et dont l’esprit actif fait sur le livre un autre livre, quelquefois meilleur que le premier. Nous nous communiquerons donc nos idées ; je vous dirai ce que les autres auront pensé, vous me direz sur le même sujet ce que vous pensez vous-même, et souvent après la leçon j’en sortirai plus instruit que vous.

Moins vous aurez de lecture à faire, mieux il faudra la choisir, et voici les raisons de mon choix. La grande erreur de ceux qui étudient est, comme je viens de vous dire, de se fier trop à leurs livres, et de ne pas tirer assez de leur fonds ; sans songer que de tous les sophistes, notre propre raison est presque toujours celui qui nous abuse le moins. Sitôt qu’on veut rentrer en soi-même, chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau ; nous n’avons pas besoin qu’on nous apprenne à connaître ni l’un ni l’autre, et l’on ne s’en impose là-dessus qu’autant qu’on s’en veut imposer. Mais les exemples du très bon et du très beau sont plus rares et moins connus ; il les faut aller chercher loin de nous. La vanité, mesurant les forces de la nature sur notre faiblesse, nous fait regarder comme chimériques les qualités que nous ne sentons pas en nous-mêmes ; la paresse et le vice s’appuient sur cette prétendue impossibilité ; et ce qu’on ne voit pas tous les jours, l’homme faible prétend qu’on ne le voit jamais. C’est cette erreur qu’il faut détruire, ce sont ces grands objets qu’il faut s’accoutumer à sentir et à voir, afin de s’ôter tout prétexte de ne les pas imiter. L’âme s’élève, le cœur s’enflamme à la contemplation de ces divins modèles ; à force de les considérer, on cherche à leur devenir semblable, et l’on ne souffre plus rien de médiocre sans un dégoût mortel.

N’allons donc pas chercher dans les livres des principes et des règles que nous trouvons plus sûrement au dedans de nous. Laissons là toutes ces vaines disputes des philosophes sur le bonheur et sur la vertu ; employons à nous rendre bons et heureux le temps qu’ils perdent à chercher comment on doit l’être, et proposons-nous de grands exemples à imiter, plutôt que de vains systèmes à suivre.

J’ai toujours cru que le bon n’était que le beau mis en action, que l’un tenait intimement à l’autre, et qu’ils avaient tous deux une source commune dans la nature bien ordonnée. Il suit de cette idée que le goût se perfectionne par les mêmes moyens que la sagesse, et qu’une âme bien touchée des charmes de la vertu doit à proportion être aussi sensible à tous les autres genres de beautés. On s’exerce à voir comme à sentir, ou plutôt une vue exquise n’est qu’un sentiment délicat et fin. C’est ainsi qu’un peintre, à l’aspect d’un beau paysage ou devant un beau tableau, s’extasie à des objets qui ne sont pas même remarqués d’un spectateur vulgaire. Combien de choses qu’on n’aperçoit que par sentiment et dont il est impossible de rendre raison ! Combien de ces je ne sais quoi qui reviennent si fréquemment, et dont le goût seul décide ! Le goût est en quelque manière le microscope du jugement ; c’est lui qui met les petits objets à sa portée, et ses opérations commencent où s’arrêtent celles du dernier. Que faut-il donc pour le cultiver ? s’exercer à voir ainsi qu’à sentir, et à juger du beau par inspection comme du bon par sentiment. Non, je soutiens qu’il n’appartient pas même à tous les cœurs d’être émus au premier regard de Julie.

Voilà, ma charmante écolière, pourquoi je borne toutes vos études à des livres de goût et de mœurs ; voilà pourquoi, tournant toute ma méthode en exemples, je ne vous donne point d’autre définition des vertus qu’un tableau des gens vertueux, ni d’autres règles pour bien écrire que les livres qui sont bien écrits.

Ne soyez donc pas surprise des retranchements que je fais à vos précédentes lectures ; je suis convaincu qu’il faut les resserrer pour les rendre utiles, et je vois tous les jours mieux que tout ce qui ne dit rien à l’âme n’est pas digne