Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/274

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plaisirs, et remplissent une partie du temps que lui laissent ses devoirs les plus chéris. Quand, après s’être acquittée de tout ce qu’elle doit aux autres, elle songe ensuite à elle-même, ce qu’elle fait pour se rendre la vie agréable peut encore être compté parmi ses vertus ; tant son motif est toujours louable et honnête, et tant il y a de tempérance et de raison dans tout ce qu’elle accorde à ses désirs ! Elle veut plaire à son mari qui aime à la voir contente et gaie ; elle veut inspirer à ses enfants le goût des innocents plaisirs que la modération, l’ordre et la simplicité font valoir, et qui détournent le cœur des passions impétueuses. Elle s’amuse pour les amuser, comme la colombe amollit dans son estomac le grain dont elle veut nourrir ses petits.

Julie a l’âme et le corps également sensibles. La même délicatesse règne dans ses sentiments et dans ses organes. Elle était fait pour connaître et goûter tous les plaisirs, et longtemps elle n’aima si chèrement la vertu même que comme la plus douce des voluptés. Aujourd’hui qu’elle sent en paix cette volupté suprême, elle ne se refuse aucune de celles qui peuvent s’associer avec celle-là : mais sa manière de les goûter ressemble à l’austérité de ceux qui s’y refusent, et l’art de jouir est pour elle celui des privations ; non de ces privations pénibles et douloureuses qui blessent la nature, et dont son auteur dédaigne l’hommage insensé, mais des privations passagères et modérées qui conservent à la raison son empire, et servant d’assaisonnement au plaisir en préviennent le dégoût et l’abus. Elle prétend que tout ce qui tient aux sens et n’est pas nécessaire à la vie change de nature aussitôt qu’il tourne en habitude, qu’il cesse d’être un plaisir en devenant un besoin, que c’est à la fois une chaîne qu’on se donne et une jouissance don on se prive, et que prévenir toujours les désirs n’est pas l’art de les contenter, mais de les éteindre. Tout celui qu’elle emploie à donner du prix aux moindres choses est de se les refuser vingt fois pour en jouir une. Cette âme simple se conserve ainsi son premier ressort : son goût ne s’use point ; elle n’a jamais besoin de le ranimer par des excès, et je la vois souvent savourer avec délices un plaisir d’enfant qui serait insipide à tout autre.

Un objet plus noble qu’elle se propose encore en cela est de rester maîtresse d’elle-même, d’accoutumer ses passions à l’obéissance, et de plier tous ses désirs à la règle. C’est un nouveau moyen d’être heureuse ; car on ne jouit sans inquiétude que de ce qu’on peut perdre sans peine ; et si le vrai bonheur appartient au sage, c’est parce qu’il est de tous les hommes celui à qui la fortune peut le moins ôter.

Ce qui me paraît le plus singulier dans sa tempérance, c’est qu’elle la suit sur les mêmes raisons qui jettent les voluptueux dans l’excès. « La vie est courte, il est vrai, dit-elle ; c’est une raison d’en user jusqu’au bout, et de dispenser avec art sa durée, afin d’en tirer le meilleur parti qu’il est possible. Si un jour de satiété nous ôte un an de jouissance, c’est une mauvaise philosophie d’aller toujours jusqu’où le désir nous mène, sans considérer si nous ne serons pas plus tôt au bout de nos facultés que notre carrière, et si notre cœur épuisé ne mourra point avant nous. Je vois que ces vulgaires épicuriens pour ne vouloir jamais perdre une occasion les perdent toutes, et, toujours ennuyés au sein des plaisirs, n’en savent jamais trouver aucun. Ils prodiguent le temps qu’ils pensent économiser, et se ruinent comme les avares pour ne savoir rien perdre à propos. Je me trouve bien de la maxime opposée, et je crois que j’aimerais encore mieux sur ce point trop de sévérité que de relâchement. Il m’arrive quelquefois de rompre une partie de plaisir par la seule raison qu’elle m’en fait trop ; en la renouant j’en jouis deux fois. Cependant je m’exerce à conserver sur moi l’empire de ma volonté, et j’aime mieux être taxée de caprice que de me laisser dominer par mes fantaisies. »

Voilà sur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie et les choses de pur agrément. Julie a du penchant à la gourmandise ; et, dans les soins qu’elle donne à toutes les parties du ménage, la cuisine surtout n’est pas négligée. La table se sent de l’abondance générale ; mais cette abondance n’est point ruineuse ; il y règne une sensualité sans raffinement ; tous les mets sont communs, mais excellents dans leurs espèces ; l’apprêt en est simple et pourtant exquis. Tout ce qui n’est que d’appareil, tout ce qui tient à l’opinion, tous les plats fins et recherchés, dont la rareté fait tout le prix, et qu’il faut nommer pour les trouver bons, en sont bannis à jamais ; et même, dans la délicatesse et le choix de ceux