Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/282

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cœur cherchait la retraite et la solitude pour se livrer en paix aux affections dont il était pénétré ; maintenant elle a pris une activité nouvelle en formant de nouveaux liens. Elle n’est point de ces indolentes mères de famille, contentes d’étudier quand il faut agir, qui perdent à s’instruire des devoirs d’autrui le temps qu’elles devraient mettre à remplir les leurs. Elle pratique aujourd’hui ce qu’elle apprenait autrefois. Elle n’étudie plus, elle ne lit plus : elle agit. Comme elle se lève une heure plus tard que son mari, elle se couche aussi plus tard d’une heure. Cette heure est le seul temps qu’elle donne encore à l’étude, et la journée ne lui paraît jamais assez longue pour tous les soins dont elle aime à la remplir.

Voilà milord, ce que j’avais à vous dire sur l’économie de cette maison et sur la vie privée des maîtres qui la gouvernent. Contents de leur sort, ils en jouissent paisiblement ; contents de leur fortune, ils ne travaillent pas à l’augmenter pour leurs enfants, mais à leur laisser, avec l’héritage qu’ils ont reçu, des terres en bon état, des domestiques affectionnés, le goût du travail, de l’ordre, de la modération, et tout ce qui peut rendre douce et charmante à des gens sensés la jouissance d’un bien médiocre, aussi sagement conservé qu’il fut honnêtement acquis.

Lettre III à milord Edouard

Nous avons eu des hôtes ces jours derniers. Ils sont repartis hier, et nous recommençons entre nous trois une société d’autant plus charmante qu’il n’est rien resté dans le fond des cœurs qu’on veuille se cacher l’un à l’autre. Quel plaisir je goûte à reprendre un nouvel être qui me rend digne de votre confiance ! Je ne reçois pas une marque d’estime de Julie et de son mari que je ne me dise avec une certaine fierté d’âme : « Enfin j’oserai me montrer à lui. » C’est par vos soins, c’est sous vos yeux, que j’espère honorer mon état présent de mes fautes passées. Si l’amour éteint jette l’âme dans l’épuisement, l’amour subjugué lui donne, avec la conscience de sa victoire, une élévation nouvelle et un attrait plus vif pour tout ce qui est grand et beau. Voudrait-on perdre le fruit d’un sacrifice qui nous a coûté si cher ? Non, milord ; je sens qu’à votre exemple mon cœur va mettre à profit tous les ardents sentiments qu’il a vaincus ; je sens qu’il faut avoir été ce que je fus pour devenir ce que je veux être.

Après six jours perdus aux entretiens frivoles des gens indifférents, nous avons passé aujourd’hui une matinée à l’anglaise, réunis et dans le silence, goûtant à la fois le plaisir d’être ensemble et la douceur du recueillement. Que les délices de cet état sont connues de peu de gens ! Je n’ai vu personne en France en avoir la moindre idée. « La conversation des amis ne tarit jamais », disent-ils. Il est vrai, la langue fournit un babil facile aux attachements médiocres ; mais l’amitié, milord, l’amitié ! Sentiment vif et céleste, quels discours sont dignes de toi ? Quelle langue ose être ton interprète ? Jamais ce qu’on dit à son ami peut-il valoir ce qu’on sent à ses côtés ? Mon Dieu ! qu’une main serrée, qu’un regard animé, qu’une étreinte contre la poitrine, que le soupir qui la suit, disent de choses, et que le premier mot qu’on prononce est froid après tout cela ! O veillées de Besançon ! moments consacrés au silence et recueillis par l’amitié ! O Bomston, âme grande, ami sublime ! non, je n’ai point avili ce que tu fis pour moi, et ma bouche ne t’en a jamais rien dit.

Il est sûr que cet état de contemplation fait un des grands charmes des hommes sensibles. Mais j’ai toujours trouvé que les importuns empêchaient de le goûter, et que les amis ont besoin d’être sans témoin pour pouvoir ne se rien dire qu’à leur aise. On veut être recueillis, pour ainsi dire, l’un dans l’autre : les moindres distractions sont désolantes, la moindre contrainte est insupportable. Si quelquefois le cœur porte un mot à la bouche, il est si doux de pouvoir le prononcer sans gêne ! Il semble qu’on n’ose penser librement ce qu’on n’ose dire de même ; il semble que la présence d’un seul étranger retienne