Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/299

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parmi des chrétiens, il y est venu trop tard ; sa foi s’était déjà fermée à la vérité, sa raison n’était plus accessible à la certitude ; tout ce qu’on lui prouvait détruisant plus un sentiment qu’il n’en établissait un autre, il a fini par combattre également les dogmes de toute espèce, et n’a cessé d’être athée que pour devenir sceptique.

Voilà le mari que le ciel destinait à cette Julie en qui vous connaissez une foi si simple et une piété si douce. Mais il faut avoir vécu aussi familièrement avec elle que sa cousine et moi, pour savoir combien cette âme tendre est naturellement portée à la dévotion. On dirait que rien de terrestre ne pouvant suffire au besoin d’aimer dont elle est dévorée, cet excès de sensibilité soit forcé de remonter à sa source. Ce n’est point comme sainte Thérèse un cœur amoureux qui se donne le change et veut se tromper d’objet ; c’est un cœur vraiment intarissable que l’amour ni l’amitié n’ont pu épuiser, et qui porte ses affections surabondantes au seul être digne de les absorber. L’amour de Dieu ne le détache point des créatures ; il ne lui donne ni dureté ni aigreur. Tous ces attachements produits par la même cause, en s’animant l’un par l’autre, en deviennent plus charmants et plus doux ; et, pour moi, je crois qu’elle serait moins dévote si elle aimait moins tendrement son père, son mari, ses enfants, sa cousine, et moi-même.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que plus elle l’est, moins elle croit l’être, et qu’elle se plaint de sentir en elle-même une âme aride qui ne sait point aimer Dieu. « On a beau faire, dit-elle souvent, le cœur ne s’attache que par l’entremise des sens ou de l’imagination qui les représente : et le moyen de voir ou d’imaginer l’immensité du grand Etre ? Quand je veux m’élever à lui je ne sais où je suis ; n’apercevant aucun rapport entre lui et moi, je ne sais par où l’atteindre, je ne vois ni ne sens plus rien, je me trouve dans une espèce d’anéantissement ; et, si j’osais juger d’autrui par moi-même, je craindrais que les extases des mystiques ne vinssent moins d’un cœur plein que d’un cerveau vide.

Que faire donc, continua-t-elle, pour me dérober aux fantômes d’une raison qui s’égare ? Je substitue un culte grossier, mais à ma portée, à ces sublimes contemplations qui passent mes facultés. Je rabaisse à regret la majesté divine ; j’interpose entre elle et moi des objets sensibles ; ne la pouvant contempler dans son essence, je la contemple au moins dans ses œuvres, je l’aime dans ses bienfaits ; mais, de quelque manière que je m’y prenne, au lieu de l’amour pur qu’elle exige, je n’ai qu’une reconnaissance intéressée à lui présenter. »

C’est ainsi que tout devient sentiment dans un cœur sensible. Julie ne trouve dans l’univers entier que sujets d’attendrissement et de gratitude : partout elle aperçoit la bienfaisante main de la Providence ; ses enfants sont le cher dépôt qu’elle en a reçu ; elle recueille ses dons dans les productions de la terre ; elle voit sa table couverte par ses soins ; elle s’endort sous sa protection ; son paisible réveil lui vient d’elle ; elle sent ses leçons dans les disgrâces, et ses faveurs dans les plaisirs ; les biens dont jouit tout ce qui lui est cher sont autant de nouveaux sujets d’hommages ; si le Dieu de l’univers échappe à ses faibles yeux, elle voit partout le père commun des hommes. Honorer ainsi ses bienfaits suprêmes, n’est-ce pas servir autant qu’on peut l’Etre infini ?

Concevez, milord, quel tourment c’est de vivre dans la retraite avec celui qui partage notre existence et ne peut partager l’espoir qui nous la rend chère ; de ne pouvoir avec lui ni bénir les œuvres de Dieu, ni parler de l’heureux avenir que nous promet sa bonté ; de le voir insensible, en faisant le bien, à tout ce qui le rend agréable à faire, et, par la plus bizarre inconséquence, penser en impie et vivre en chrétien ! Imaginez Julie à la promenade avec son mari : l’une admirant, dans la riche et brillante parure que la terre étale, l’ouvrage et les dons de l’auteur de l’univers ; l’autre ne