Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/320

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Tu ne te sentais pas en droit de combattre en moi le penchant qu’il eût fallu vaincre ; et, craignant d’être perfide plutôt que sage, en immolant ton bonheur au nôtre, tu crus avoir assez fait pour la vertu.

Ma Claire, voilà ton histoire ; voilà comment ta tyrannique amitié me force à te savoir gré de ma honte, et à te remercier de mes torts. Ne crois pas pourtant que je veuille t’imiter en cela ; je ne suis pas plus disposée à suivre ton exemple que toi le mien, et comme tu n’as pas à craindre mes fautes, je n’ai plus, grâce au ciel, tes raisons d’indulgence. Quel plus digne usage ai-je à faire de la vertu que tu m’as rendue, que de t’aider à la conserver ?

Il faut donc te dire encore mon avis sur ton état présent. La longue absence de notre maître n’a pas changé tes dispositions pour lui : ta liberté recouvrée et son retour ont produit une nouvelle époque dont l’amour a su profiter. Un nouveau sentiment n’est pas né dans ton cœur ; celui qui s’y cacha si longtemps n’a fait que se mettre plus à l’aise. Fière d’oser te l’avouer à toi-même, tu t’es pressée de me le dire. Cet aveu te semblait presque nécessaire pour le rendre tout à fait innocent ; en devenant un crime pour ton amie, il cessait d’en être un pour toi ; et peut-être ne t’es-tu livrée au mal que tu combattais depuis tant d’années, que pour mieux achever de m’en guérir.

J’ai senti tout cela, ma chère ; je me suis peu alarmée d’un penchant qui me servait de sauvegarde, et que tu n’avais point à te reprocher. Cet hiver que nous avons passé tous ensemble au sein de la paix et de l’amitié m’a donné plus de confiance encore, en voyant que, loin de rien perdre de ta gaieté, tu semblais l’avoir augmentée. Je t’ai vue tendre, empressée, attentive, mais franche dans tes caresses, naïve dans tes jeux, sans mystère, sans ruses en toutes choses ; et dans tes plus vives agaceries la joie de l’innocence réparait tout.

Depuis notre entretien de l’Elysée je ne suis plus contente de toi. Je te trouve triste et rêveuse. Tu te plais seule autant qu’avec ton amie ; tu n’as pas changé de langage, mais d’accent ; tes plaisanteries sont plus timides ; tu n’oses plus parler de lui si souvent : on dirait que tu crains toujours qu’il ne t’écoute, et l’on voit à ton inquiétude que tu attends de ses nouvelles plutôt que tu n’en demandes.

Je tremble, bonne cousine, que tu ne sentes pas tout ton mal, et que le trait ne soit enfoncé plus avant que tu n’as paru le craindre. Crois-moi, sonde bien ton cœur malade ; dis-toi bien, je le répète, si, quelque sage qu’on puisse être, on peut sans risque demeurer longtemps avec ce qu’on aime, et si la confiance qui me perdit est tout à fait sans danger pour toi. Vous êtes libres tous deux, c’est précisément ce qui rend les occasions plus suspectes. Il n’y a point dans un cœur vertueux de faiblesse qui cède au remords, et je conviens avec toi qu’on est toujours assez forte contre le crime ; mais, hélas ! qui peut se garantir d’être faible ? Cependant regarde les suites, songe aux effets de la honte. Il faut s’honorer pour être honorée. Comment peut-on mériter le respect d’autrui sans en avoir pour soi-même, et où s’arrêtera dans la route du vice celle qui fait le premier pas sans effroi ? Voilà ce que je dirais à ces femmes du monde pour qui la morale et la religion ne sont rien, et qui n’ont de loi que l’opinion d’autrui. Mais toi, femme vertueuse et chrétienne, toi qui vois ton devoir et qui l’aimes, toi qui connais et suis d’autres règles que les jugements publics, ton premier honneur est celui que te rend ta conscience, et c’est celui-là qu’il s’agit de conserver.

Veux-tu savoir quel est ton tort en toute cette affaire ? C’est, je te le redis, de rougir d’un sentiment honnête que tu n’as qu’à déclarer pour le rendre innocent. Mais avec toute ton humeur folâtre rien n’est si timide que toi. Tu plaisantes pour faire la brave, et je vois ton pauvre cœur tout tremblant ; tu fais avec l’amour, dont tu feins de rire, comme ces enfants qui chantent la nuit quand ils ont peur. O chère amie ! souviens-toi de l’avoir dit mille fois, c’est la fausse honte qui mène à la véritable, et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal. L’amour en lui-même est-il un crime ? N’est-il pas le plus pur ainsi que le plus doux penchant de la nature ? N’a-t-il pas une fin bonne et louable ? Ne dédaigne-t-il pas les âmes basses et rampantes ? N’