Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/355

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

votre ancienne réponse à M. de Wolmar. Est-on maître de croire ou de ne pas croire ? Est-ce un crime de n’avoir pas su bien argumenter ? Non : la conscience ne nous dit point la vérité des choses, mais la règle de nos devoirs ; elle ne nous dicte point ce qu’il faut penser, mais ce qu’il faut faire ; elle ne nous apprend point à bien raisonner, mais à bien agir. En quoi mon mari peut-il être coupable devant Dieu ? Détourne-t-il les yeux de lui ? Dieu lui-même a voilé sa face. Il ne fuit point la vérité, c’est la vérité qui le fuit. L’orgueil ne le guide point ; il ne veut égarer personne, il est bien aise qu’on ne pense pas comme lui. Il aime nos sentiments, il voudrait les avoir, il ne peut ; notre espoir, nos consolations, tout lui échappe. Il fait le bien sans attendre de récompense ; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous. Hélas ! il est à plaindre ; mais de quoi sera-t-il puni ? Non, non : la bonté, la droiture, les mœurs, l’honnêteté, la vertu, voilà ce que le ciel exige et qu’il récompense, voilà le véritable culte que Dieu veut de nous, et qu’il reçoit de lui tous les jours de sa vie. Si Dieu juge la foi par les œuvres, c’est croire en lui que d’être homme de bien. Le vrai chrétien c’est l’homme juste ; les vrais incrédules sont les méchants.

Ne soyez donc pas étonné, mon aimable ami, si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs points de votre lettre où nous ne sommes pas de même avis. Je sais trop bien ce que vous êtes pour être en peine de ce que vous croyez. Que m’importent toutes ces questions oiseuses sur la liberté ? Que je sois libre de vouloir le bien par moi-même, ou que j’obtienne en priant cette volonté, si je trouve enfin le moyen de bien faire, tout cela ne revient-il pas au même ? Que je me donne ce qui me manque en le demandant, ou que Dieu l’accorde à ma prière, s’il faut toujours pour l’avoir que je le demande, ai-je besoin d’autre éclaircissement ? Trop heureux de convenir sur les points principaux de notre croyance, que cherchons-nous au delà ? Voulons-nous pénétrer dans ces abîmes de métaphysique qui n’ont ni fond ni rive, et perdre à disputer sur l’essence divine ce temps si court qui nous est donné pour l’honorer ? Nous ignorons ce qu’elle est, mais nous savons qu’elle est ; que cela nous suffise ; elle se fait voir dans ses œuvres, elle se fait sentir au dedans de nous. Nous pouvons bien disputer contre elle, mais non pas la méconnaître de bonne foi. Elle nous a donné ce degré de sensibilité qui l’aperçoit et la touche ; plaignons ceux à qui elle ne l’a pas départi, sans nous flatter de les éclairer à son défaut. Qui de nous fera ce qu’elle n’a pas voulu faire ? Respectons ses décrets en silence et faisons notre devoir ; c’est le meilleur moyen d’apprendre le leur aux autres.

Connaissez-vous quelqu’un plus plein de sens et de raison que M. de Wolmar ? Quelqu’un plus sincère, plus droit, plus juste, plus vrai, moins livré à ses passions, qui ait plus à gagner à la justice divine et à l’immortalité de l’âme ? Connaissez-vous un homme plus fort, plus élevé, plus grand, plus foudroyant dans la dispute, que milord Edouard, plus digne par sa vertu de défendre la cause de Dieu, plus certain de son existence, plus pénétré de sa majesté suprême, plus zélé pour sa gloire, et plus fait pour la soutenir ? Vous avez vu ce qui s’est passé durant trois mois à Clarens ; vous avez vu deux hommes pleins d’estime et de respect l’un pour l’autre, éloignés par leur état et par leur goût des pointilleries de collège, passer un hiver entier à chercher dans des disputes sages et paisibles, mais vives et profondes, à s’éclairer mutuellement, s’attaquer, se défendre se saisir par toutes les prises que peut avoir l’entendement humain, et sur une matière où tous deux, n’ayant que le même intérêt, ne demandaient pas mieux que d’être d’accord.

Qu’est-il arrivé ? Ils ont redoublé d’estime l’un pour l’autre, mais chacun est resté dans son sentiment. Si cet exemple ne guérit pas à jamais un homme sage de la dispute, l’amour de la vérité ne le touche guère ; il cherche à briller.

Pour moi, j’abandonne à jamais cette arme inutile, et j’ai résolu de ne plus dire à mon mari un seul mot de religion que quand il s’agira de rendre raison de la mienne. Non que l’idée de la tolérance divine m’ait rendue indifférente sur le besoin qu’il en a. Je vous avoue même que, tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point pour cela diminuer mon zèle pour sa conversion. Je voudrais au prix de mon sang le