Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/361

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arrangé avec soin ; il y régnait de l’ordre et de l’élégance ; elle avait fait mettre des pots de fleurs sur sa cheminée, ses rideaux étaient entr’ouverts et rattachés ; l’air avait été changé ; on y sentait une odeur agréable ; on n’eût jamais cru être dans la chambre d’un malade. Elle avait fait sa toilette avec le même soin : la grâce et le goût se montraient encore dans sa parure négligée. Tout cela lui donnait plutôt l’air d’une femme du monde qui attend compagnie, que d’une campagnarde qui attend sa dernière heure. Elle vit ma surprise, elle en sourit ; et lisant dans ma pensée, elle allait me répondre, quand on amena les enfants. Alors il ne fut plus question que d’eux ; et vous pouvez juger si, se sentant prête à les quitter, ses caresses furent tièdes et modérées. J’observai même qu’elle revenait plus souvent et avec des étreintes encore plus ardentes à celui qui lui coûtait la vie, comme s’il lui fût devenu plus cher à ce prix.

Tous ces embrassements, ces soupirs, ces transports, étaient des mystères pour ces pauvres enfants. Ils l’aimaient tendrement, mais c’était la tendresse de leur âge : ils ne comprenaient rien à son état, au redoublement de ses caresses, à ses regrets de ne les voir plus ; ils nous voyaient tristes et ils pleuraient ; ils n’en savaient pas davantage. Quoiqu’on apprenne aux enfants le nom de la mort, ils n’en ont aucune idée ; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les autres ; ils craignent de souffrir et non de mourir. Quand la douleur arrachait quelque plainte à leur mère, ils perçaient l’air de leurs cris ; quand on leur parlait de la perdre, on les aurait crus stupides. La seule Henriette, un peu plus âgée, et d’un sexe où le sentiment et les lumières se développent plus tôt, paraissait troublée et alarmée de voir sa petite maman dans un lit, elle qu’on voyait toujours levée avant ses enfants. Je me souviens qu’à ce propos, Julie fit une réflexion tout à fait dans son caractère, sur l’imbécile vanité de Vespasien qui resta couché tandis qu’il pouvait agir, et se leva lorsqu’il ne put plus rien faire. « Je ne sais pas, dit-elle, s’il faut qu’un empereur meure debout, mais je sais bien qu’une mère de famille ne doit s’aliter que pour mourir. »

Après avoir épanché son cœur sur ses enfants, après les avoir pris chacun à part, surtout Henriette, qu’elle tint fort longtemps, et qu’on entendait plaindre et sangloter en recevant ses baisers, elle les appela tous trois, leur donna sa bénédiction, et leur dit, en leur montrant Mme d’Orbe : « Allez, mes enfants, allez vous jeter aux pieds de votre mère : voilà celle que Dieu vous donne ; il ne vous a rien ôté. » A l’instant ils courent à elle, se mettent à ses genoux, lui prennent les mains, l’appellent leur bonne maman, leur seconde mère. Claire se pencha sur eux ; mais en les serrant dans ses bras elle s’efforça vainement de parler ; elle ne trouva que des gémissements, elle ne put jamais prononcer un seul mot ; elle étouffait. Jugez si Julie était émue ! Cette scène commençait à devenir trop vive ; je la fis cesser.

Ce moment d’attendrissement passé, l’on se remit à causer autour du lit, et quoique la vivacité de Julie se fût un peu éteinte avec le redoublement, on voyait le même air de contentement sur son visage : elle parlait de tout avec une attention et un intérêt qui montraient un esprit très libre de soins ; rien ne lui échappait ; elle était à la conversation comme si elle n’avait eu autre chose à faire. Elle nous proposa de dîner dans sa chambre, pour nous quitter le moins qu’il se pourrait ; vous pouvez croire que cela ne fut pas refusé. On servit sans bruit, sans confusion, sans désordre, d’un air aussi rangé que si l’on eût été dans le salon d’Apollon. La Fanchon, les enfants, dînèrent à table. Julie, voyant qu’on manquait d’appétit, trouva le secret de faire manger de tout, tantôt prétextant l’instruction de sa cuisinière, tantôt voulant savoir si elle oserait en goûter, tantôt nous intéressant par notre santé même dont nous avions besoin pour la servir, toujours montrant le plaisir qu’on pouvait lui faire, de manière à ôter tout moyen de s’y refuser, et mêlant à tout cela un enjouement propre à nous distraire du triste objet qui nous occupait. Enfin,