Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/382

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Elle lui renvoya le tout avec ce billet :

« J’ai perdu le droit de refuser des présents. J’ose pourtant vous renvoyer le vôtre ; car peut-être n’aviez-vous pas dessein d’en faire un signe de mépris. Si vous le renvoyez encore, il faudra que je l’accepte ; mais vous avez une bien cruelle générosité. »

Edouard fut frappé de ce billet ; il le trouvait à la fois humble et fier. Sans sortir de la bassesse de son état, Laure y montrait une sorte de dignité. C’était presque effacer son opprobre à force de s’en avilir. Il avait cessé d’avoir du mépris pour elle ; il commença de l’estimer. Il continua de la voir sans plus parler de présent ; et s’il ne s’honora pas d’être aimé d’elle, il ne put s’empêcher de s’en applaudir.

Il ne cacha pas ces visites à la marquise : il n’avait nulle raison de les lui cacher ; et c’eût été de sa part une ingratitude. Elle en voulut savoir davantage. Il jura qu’il n’avait point touché Laure.

Sa modération fit un effet tout contraire à celui qu’il en attendait. « Quoi ! s’écria la marquise en fureur, vous la voyez et ne la touchez point ! Qu’allez-vous donc faire chez elle ? » Alors s’éveilla cette jalousie infernale qui la fit cent fois attenter à la vie de l’un et de l’autre, et la consuma de rage jusqu’au moment de sa mort.

D’autres circonstances achevèrent d’allumer cette passion furieuse, et rendirent cette femme à son vrai caractère. J’ai déjà remarqué que, dans son intègre probité, Edouard manquait de délicatesse. Il fit à la marquise le même présent que lui avait renvoyé Laure. Elle l’accepta, non par avarice, mais parce qu’ils étaient sur le pied de s’en faire l’un à l’autre ; échange auquel, à la vérité, la marquise ne perdait pas. Malheureusement elle vint à savoir la première destination de ce présent, et comment il lui était revenu. Je n’ai pas besoin de dire qu’à l’instant tout fut brisé et jeté par les fenêtres. Qu’on juge de ce que dut sentir en pareil cas une maîtresse jalouse et une femme de qualité.

Cependant plus Laure sentait sa honte, moins elle tentait de s’en délivrer ; elle y restait par désespoir ; et le dédain qu’elle avait pour elle-même rejaillissait sur ses corrupteurs. Elle n’était pas fière : quel droit eût-elle eu de l’être ? Mais un profond sentiment d’ignominie qu’on voudrait en vain repousser, l’affreuse tristesse de l’opprobre qui se sent et ne peut se fuir, l’indignation d’un cœur qui s’honore encore et se sent à jamais déshonoré ; tout versait le remords et l’ennui sur des plaisirs abhorrés par l’amour. Un respect étranger à ces âmes viles leur faisait oublier le ton de la débauche, un trouble involontaire empoisonnait leurs transports ; et, touchés du sort de leur victime, ils s’en retournaient pleurant sur elle et rougissant d’eux.

La douleur la consumait. Edouard, qui peu à peu la prenait en amitié, vit qu’elle n’était que trop affligée, et qu’il fallait plutôt la ranimer que l’abattre. Il la voyait, c’était déjà beaucoup pour la consoler. Ses entretiens firent plus, ils l’encouragèrent ; ses discours élevés et grands rendaient à son âme accablée le ressort qu’elle avait perdu. Quel effet ne faisaient-ils point partant d’une bouche aimée, et pénétrant un cœur bien né que le sort livrait à la honte, mais que la nature avait fait pour l’honnêteté ! C’est dans ce cœur qu’ils trouvaient de la prise et qu’ils portaient avec fruit les leçons de la vertu.

Par ces soins bienfaisants il la fit enfin mieux penser d’elle. « S’il n’y a de flétrissure éternelle que celle d’un cœur corrompu, je sens en moi de quoi pouvoir effacer ma honte. Je serai toujours méprisée, mais je ne mériterai plus de l’être, je ne me mépriserai plus. Echappée à l’horreur du vice, celle du mépris m’en sera moins amère. Eh ! que m’importent les dédains de toute la terre quand Edouard m’estimera ? Qu’il voie son ouvrage et qu’il s’y complaise : seul il me dédommagera de tout. Quand l’honneur n’y gagnerait rien, du moins l’amour y gagnera. Oui, donnons au cœur qu’il enflamme une habitation plus pure. Sentiment délicieux ! je ne profanerai plus tes transports. Je ne puis être heureuse ; je ne le serai jamais, je le sais. Hélas ! je suis indigne des caresses de l’amour ; mais je n’en souffrirai jamais d’autres. »

Son état était trop violent pour pouvoir durer ; mais quand elle tenta d’en sortir, elle y trouva des difficultés qu’elle n’avait pas prévues. Elle éprouva que celle qui renonce au droit sur sa personne ne le recouvre pas comme il lui plaît, et que l’honneur est une sauvegarde civile qui laisse bien faibles ceux qui l’ont perdu.