Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/523

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bien que de la raison. Hors les rapports immédiats en très petit nombre et très sensibles que les choses ont avec nous, nous n’avons naturellement qu’une profonde indifférence pour tout le reste. Un sauvage ne tournerait pas le pied pour aller voir le jeu de la plus belle machine et tous les prodiges de l’électricité. Que m’importe ? est le mot le plus familier à l’ignorant et le plus convenable au sage.

Mais malheureusement ce mot ne nous va plus. Tout nous importe, depuis que nous sommes dépendants de tout ; et notre curiosité s’étend nécessairement avec nos besoins. Voilà pourquoi j’en donne une très grande au philosophe, et n’en donne point au sauvage. Celui-ci n’a besoin de personne ; l’autre a besoin de tout le monde, et surtout d’admirateurs.

On me dira que je sors de la nature ; je n’en crois rien. Elle choisit ses instruments, et les règle, non sur l’opinion, mais sur le besoin. Or, les besoins changent selon la situation des hommes. Il y a bien de la différence entre l’homme naturel vivant dans l’état de nature, et l’homme naturel vivant dans l’état de société. Émile n’est pas un sauvage à reléguer dans les déserts, c’est un sauvage fait pour habiter les villes. Il faut qu’il sache y trouver son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, sinon comme eux, du moins avec eux.

Puisque, au milieu de tant de rapports nouveaux dont il va dépendre, il faudra malgré lui qu’il juge, apprenons lui donc à bien juger.

La meilleure manière d’apprendre à bien juger est celle qui tend le plus à simplifier nos expériences, et à pouvoir même nous en passer sans tomber dans l’erreur. D’où il suit qu’après avoir longtemps vérifié les rapports des sens l’un par l’autre, il faut encore apprendre à vérifier les rapports de chaque sens par lui-même, sans avoir besoin de recourir à un autre sens ; alors chaque sensation deviendra pour nous une idée, et cette idée sera toujours conforme à la vérité. Telle est la sorte d’acquis dont j’ai tâché de remplir ce troisième âge de la vie humaine.

Cette manière de procéder exige une patience et une circonspection dont peu de maîtres sont capables, et sans laquelle jamais le disciple n’apprendra à juger. Si, par exemple, lorsque celui-ci s’abuse sur l’apparence du bâton brisé, pour lui montrer son erreur vous vous pressez de tirer le bâton hors de l’eau, vous le détromperez peut-être ; mais que lui apprendrez-vous ? rien que ce qu’il aurait bientôt appris de lui-même. Oh ! que ce n’est pas là ce qu’il faut faire ! Il s’agit moins de lui apprendre une vérité que de lui montrer comment il faut s’y prendre pour découvrir toujours la vérité. Pour mieux l’instruire, il ne faut pas le détromper sitôt. Prenons Émile et moi pour exemple.

Premièrement, à la seconde des deux questions supposées, tout enfant élevé à l’ordinaire ne manquera pas de répondre affirmativement. C’est sûrement, dira-t-il, un bâton brisé. Je doute fort qu’Émile me fasse la même réponse. Ne voyant point la nécessité d’être savant ni de le paraître, il n’est jamais pressé de juger ; il ne juge que sur l’évidence ; et il est bien éloigné de la trouver dans cette occasion, lui qui sait combien nos jugements sur les apparences sont sujets à l’illusion, ne fût-ce que dans la perspective.

D’ailleurs, comme il sait par expérience que mes questions les plus frivoles ont toujours quelque objet qu’il n’aperçoit pas d’abord, il n’a point pris l’habitude d’y répondre étourdiment ; au contraire, il s’en défie, il s’y rend attentif, il les examine avec grand soin avant d’y répondre. Jamais il ne me fait de réponse qu’il n’en soit content lui-même ; et il est difficile à contenter. Enfin nous ne nous piquons ni lui ni moi de savoir la vérité des choses, mais seulement de ne pas donner dans l’erreur. Nous serions bien plus confus de nous payer d’une raison qui n’est pas bonne, que de n’en point trouver du tout. Je ne sais est un mot qui nous va si bien à tous deux, et que nous répétons si souvent, qu’il ne coûte plus rien à l’un ni à l’autre. Mais, soit que cette étourderie lui échappe, ou qu’il l’évite par notre commode Je ne sais, ma réplique est la même : Voyons, examinons.

Ce bâton qui trempe à moitié dans l’eau est fixé dans une situation perpendiculaire. Pour savoir s’il est brisé, comme il le paraît, que de choses n’avons-nous pas à faire avant de le tirer de l’eau ou avant d’y porter la main !

1° D’abord nous tournons tout autour du bâton et nous voyons que la brisure tourne comme nous. C’est donc notre œil seul qui la