Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/569

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sens-je que par mes sensations ? Voilà mon premier doute, qu’il m’est, quant à présent, impossible de résoudre. Car, étant continuellement affecté de sensations, ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s’il peut être indépendant d’elles ?

Mes sensations se passent en moi, puisqu’elles me font sentir mon existence ; mais leur cause m’est étrangère, puisqu’elles m’affectent malgré que j’en aie, et qu’il ne dépend de moi ni de les produire ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors de moi, ne sont pas la même chose.

Ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres êtres, savoir, les objets de mes sensations ; et quand ces objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas moi.

Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens, je l’appelle matière ; et toutes les portions de matière que je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle des corps. Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des matérialistes ne signifient rien pour moi : leurs distinctions sur l’apparence et la réalité des corps sont des chimères.

Me voici déjà tout aussi sûr de l’existence de l’univers que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les objets de mes sensations ; et, trouvant en moi la faculté de les comparer, je me sens doué d’une force active que je ne savais pas avoir auparavant.

Apercevoir, c’est sentir ; comparer, c’est juger ; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s’offrent à moi séparés, isolés, tels qu’ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose l’un sur l’autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l’être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l’être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce ; je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l’objet total formé des deux ; mais, n’ayant aucune force pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point.

Voir deux objets à la fois, ce n’est pas voir leurs rapports ni juger de leurs différences ; apercevoir plusieurs objets les uns hors des autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant l’idée d’un grand bâton et d’un petit bâton sans les comparer, sans juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis voir à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes doigts [1]. Ces idées comparatives, plus grand, plus petit, de même que les idées numériques d’un, de deux, etc., ne sont certainement pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu’à l’occasion de mes sensations.

On nous dit que l’être sensitif distingue les sensations les unes des autres par les différences qu’ont entre elles ces mêmes sensations : ceci demande explication. Quand les sensations sont différentes, l’être sensitif les distingue par leurs différences : quand elles sont semblables, il les distingue parce qu’il sent les unes hors des autres. Autrement, comment dans une sensation simultanée distinguerait-il deux objets égaux ? il faudrait nécessairement qu’il confondît ces deux objets et les prît pour le même, surtout dans un système où l’on prétend que les sensations représentatives de l’étendue ne sont point étendues.

Quand les deux sensations à comparer sont aperçues, leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis, mais leur rapport n’est pas senti pour cela. Si le jugement de ce rapport n’était qu’une sensation, et me venait uniquement de l’objet, mes jugements ne me tromperaient jamais, puisqu’il n’est jamais faux que je sente ce que je sens.

Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux bâtons, surtout s’ils ne sont pas parallèles ? Pourquoi, dis-je, par exemple, que le petit bâton est le tiers du grand, tandis qu’il n’en est que le quart ? Pourquoi l’image, qui est la sensation, n’est-elle pas

  1. Les relations de M. de la Condamine nous parlent d’un peuple qui ne savait compter que jusqu’à trois. Cependant les hommes qui composaient ce peuple, ayant des mains, avaient souvent aperçu leurs doigts sans savoir compter jusqu’à cinq.