Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/588

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des contradictions absurdes ; qu’ils rendent l’homme orgueilleux, intolérant, cruel ; qu’au lieu d’établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n’y vois que les crimes des hommes et les misères du genre humain.

On me dit qu’il fallait une révélation pour apprendre aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi ; on assigne en preuve la diversité des cultes bizarres qu’ils ont institués, et l’on ne voit pas que cette diversité même vient de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on n’eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion sur la terre.

Il fallait un culte uniforme ; je le veux bien : mais ce point était-il donc si important qu’il fallût tout l’appareil de la puissance divine pour l’établir ? Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du cœur ; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme. C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l’habit du prêtre, à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à l’autel, et à toutes ses génuflexions. Eh ! mon ami, reste de toute ta hauteur, tu seras toujours assez près de terre. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité : ce devoir est de toutes les religions, de tous les pays, de tous les hommes. Quant au culte extérieur, s’il doit être uniforme pour le bon ordre, c’est purement une affaire de police ; il ne faut point de révélation pour cela.

Je ne commençai pas par toutes ces réflexions. Entraîné par les préjugés de l’éducation et par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter l’homme au-dessus de sa sphère, ne pouvant élever mes faibles conceptions jusqu’au grand Etre, je m’efforçais de le rabaisser jusqu’à moi. Je rapprochais les rapports infiniment éloignés qu’il a mis entre sa nature et la mienne. Je voulais des communications plus immédiates, des instructions plus particulières ; et non content de faire Dieu semblable à l’homme, pour être privilégié moi-même parmi mes semblables, je voulais des lumières surnaturelles ; je voulais un culte exclusif ; je voulais que Dieu m’eût dit ce qu’il n’avait pas dit à d’autres, ou ce que d’autres n’auraient pas entendu comme moi.

Regardant le point où j’étais parvenu comme le point commun d’où partaient tous les croyants pour arriver à un culte plus éclairé, je ne trouvais dans les dogmes de la religion naturelle que les éléments de toute religion. Je considérais cette diversité de sectes qui règnent sur la terre et qui s’accusent mutuellement de mensonge et d’erreur ; je demandais : Quelle est la bonne ? Chacun me répondait : C’est la mienne ; chacun disait : Moi seul et mes partisans pensons juste ; tous les autres sont dans l’erreur. Et comment savez-vous que votre secte est la bonne ? Parce que Dieu l’a dit [1]. Et qui vous dit que Dieu l’a dit ? Mon pasteur, qui le sait bien. Mon pasteur me dit d’ainsi croire, et ainsi je crois : il m’assure que tous ceux qui disent autrement que lui mentent, et je ne les écoute pas.

Quoi ! pensais-je, la vérité n’est-elle pas une ? et ce qui est vrai chez moi peut-il être faux chez vous ? Si la méthode de celui qui suit la bonne route et celle de celui qui s’égare est la même, quel mérite ou quel tort a l’un de plus que l’autre ? Leur choix est l’effet du hasard ; le leur imputer est iniquité, c’est récompenser ou punir pour être né dans tel ou tel pays. Oser dire que Dieu nous juge ainsi, c’est outrager sa justice.

Ou toutes les religions sont bonnes et agréables

  1. « Tous, dit un bon et sage prêtre, disent qu’ils la tiennent et la croient (et tous usent de ce jargon), que non des hommes, ne d’aucune créature, mais de Dieu. « Mais, à dire vrai sans rien flatter ni déguiser, il n’en est rien., elles sont, quoi qu’on die, tenues par mains et moyens humains ; témoin premièrement la manière que les religions ont été reçues au monde et sont encore tous les jours par les particuliers : la nation, le pays, le lieu donne la religion : l’on est de celle que le lieu auquel on est né et élevé tient : nous sommes circoncis, baptisés, juifs, mahométans, chrétiens, avant que nous sachions que nous sommes hommes : la religion n’est pas de notre choix et élection ; témoin, après, la vie et les mœurs si mal accordantes avec la religion ; témoin que par occasions humaines et bien légères, l’on va contre la teneur de sa religion. » Charron, De la Sagesse, liv. II, chap. v, p. 257, édit. Bordeaux, 1601. Il y a grande apparence que la sincère profession de foi du vertueux théologal de Condom n’eût pas été fort différente de celle du vicaire savoyard.