Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/620

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prendra volontiers pour juge entre les gens d’esprit : le sien sera net et borné, il aura le sens droit et le jugement sain. Ne courant jamais après les idées neuves, il ne saurait se piquer d’esprit. Je lui ai fait sentir que toutes les idées salutaires et vraiment utiles aux hommes ont été les premières connues, qu’elles font de tout temps les seuls vrais liens de la société, et qu’il ne reste aux esprits transcendants qu’à se distinguer par des idées pernicieuses et funestes au genre humain. Cette manière de se faire admirer ne le touche guère : il sait où il doit trouver le bonheur de sa vie, et en quoi il peut contribuer au bonheur d’autrui. La sphère de ses connaissances ne s’étend pas plus loin que ce qui est profitable. Sa route est étroite et bien marquée ; n’étant point tenté d’en sortir, il reste confondu avec ceux qui la suivent ; il ne veut ni s’égarer ni briller. Émile est un homme de bon sens, et ne veut pas être autre chose : on aura beau vouloir l’injurier par ce titre, il s’en tiendra toujours honoré.

Quoique le désir de plaire ne le laisse plus absolument indifférent sur l’opinion d’autrui, il ne prendra de cette opinion que ce qui se rapporte immédiatement à sa personne, sans se soucier des appréciations arbitraires qui n’ont de loi que la mode ou les préjugés. Il aura l’orgueil de vouloir bien faire tout ce qu’il fait, même de le vouloir faire mieux qu’un autre : à la course il voudra être le plus léger ; à la lutte, le plus fort ; au travail, le plus habile ; aux jeux d’adresse, le plus adroit ; mais il cherchera peu les avantages qui ne sont pas clairs par eux-mêmes, et qui ont besoin d’être constatés par le jugement d’autrui, comme d’avoir plus d’esprit qu’un autre, de parler mieux, d’être plus savant, etc. ; encore moins ceux qui ne tiennent point du tout à la personne, comme d’être d’une plus grande naissance, d’être estimé plus riche, plus en crédit, plus considéré, d’en imposer par un plus grand faste.

Aimant les hommes parce qu’ils sont ses semblables, il aimera surtout ceux qui lui ressemblent le plus, parce qu’il se sentira bon ; et, jugeant de cette ressemblance par la conformité des goûts dans les choses morales, en tout ce qui tient au bon caractère, il sera fort aise d’être approuvé. Il ne se dira pas précisément : Je me réjouis parce qu’on m’approuve ; mais, je me réjouis parce qu’on approuve ce que j’ai fait de bien ; je me réjouis de ce que les gens qui m’honorent se font honneur : tant qu’ils jugeront aussi sainement, il sera beau d’obtenir leur estime.

Etudiant les hommes par leurs mœurs dans le monde, comme il les étudiait ci-devant par leurs passions dans l’histoire, il aura souvent lieu de réfléchir sur ce qui flatte ou choque le cœur humain. Le voilà philosophant sur les principes du goût ; et voilà l’étude qui lui convient durant cette époque.

Plus on va chercher loin les définitions du goût, et plus on s’égare : le goût n’est que la faculté de juger ce qui plaît ou déplaît au plus grand nombre. Sortez de là, vous ne savez plus ce que c’est que le goût. Il ne s’ensuit pas qu’il y ait plus de gens de goût que d’autres ; car, bien que la pluralité juge sainement de chaque objet, il y a peu d’hommes qui jugent comme elle sur tous ; et, bien que le concours des goûts les plus généraux fasse le bon goût, il y a peu de gens de goût, de même qu’il y a peu de belles personnes, quoique l’assemblage des traits les plus communs fasse la beauté.

Il faut remarquer qu’il ne s’agit pas ici de ce qu’on aime parce qu’il nous est utile, ni de ce qu’on hait parce qu’il nous nuit. Le goût ne s’exerce que sur les choses indifférentes ou d’un intérêt d’amusement tout au plus, et non sur celles qui tiennent à nos besoins : pour juger de celles-ci, le goût n’est pas nécessaire, le seul appétit suffit. Voilà ce qui rend si difficiles, et, ce semble, si arbitraires les pures décisions du goût ; car, hors l’instinct qui le détermine, on ne voit plus la raison de ses décisions. On doit distinguer encore ses lois dans les choses morales et ses lois dans les choses physiques. Dans celles-ci, les principes du goût semblent absolument inexplicables. Mais il importe d’observer qu’il entre du moral