Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/675

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jeu frivole, et l’on aura tort. On ne considère pas assez l’influence que doit avoir la première liaison d’un homme avec une femme dans le cours de la vie de l’un et de l’autre. On ne voit pas qu’une première impression, aussi vive que celle de l’amour ou du penchant qui tient sa place, a de longs effets dont on n’aperçoit point la chaîne dans le progrès des ans, mais qui ne cessent d’agir jusqu’à la mort. On nous donne, dans les traités d’éducation, de grands verbiages inutiles et pédantesques sur les chimériques devoirs des enfants ; et l’on ne nous dit pas un mot de la partie la plus importante et la plus difficile de toute l’éducation, savoir, la crise qui sert de passage de l’enfance à l’état d’homme. Si j’ai pu rendre ces essais utiles par quelque endroit, ce sera surtout pour m’y être étendu fort au long sur cette partie essentielle, omise par tous les autres, et pour ne m’être point laissé rebuter dans cette entreprise par de fausses délicatesses, ni effrayer par des difficultés de langue. Si j’ai dit ce qu’il faut faire, j’ai dit ce que j’ai dû dire : il m’importe fort peu d’avoir écrit un roman. C’est un assez beau roman que celui de la nature humaine. S’il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute ? Ce devrait être l’histoire de mon espèce ? Vous qui la dépravez, c’est vous qui faites un roman de mon livre.

Une autre considération qui renforce la première, est qu’il ne s’agit pas ici d’un jeune homme livré dès l’enfance à la crainte, à la convoitise, à l’envie, à l’orgueil, et à toutes les passions qui servent d’instruments aux éducations communes ; qu’il s’agit d’un jeune homme dont c’est ici, non seulement le premier amour, mais la première passion de toute espèce ; que de cette passion, l’unique peut-être qu’il sentira vivement dans toute sa vie, dépend la dernière forme que doit prendre son caractère. Ses manières de penser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une passion durable, vont acquérir une consistance qui ne leur permettra plus de s’altérer.

On conçoit qu’entre Émile et moi la nuit qui suit une pareille soirée ne se passe pas toute à dormir. Quoi donc ! la seule conformité d’un nom doit-elle avoir tant de pouvoir sur un homme sage ? N’y a-t-il qu’une Sophie au monde ? Se ressemblent-elles toutes d’âmes comme de nom ? Toutes celles qu’il verra sont-elles la sienne ? Est-il fou de se passionner ainsi pour une inconnue à laquelle il n’a jamais parlé ? Attendez, jeune homme, examinez, observez. Vous ne savez pas même encore chez qui vous êtes ; et, à vous entendre, on vous croirait déjà dans votre maison.

Ce n’est pas le temps des leçons, et celles-ci ne sont pas faites pour être écoutées. Elles ne font que donner au jeune homme un nouvel intérêt pour Sophie par le désir de justifier son penchant. Ce rapport des noms, cette rencontre qu’il croit fortuite, ma réserve même, ne font qu’irriter sa vivacité : déjà Sophie lui paraît trop estimable pour qu’il ne soit pas sûr de me la faire aimer.

Le matin, je me doute bien que, dans son mauvais habit de voyage, Émile tâchera de se mettre avec plus de soin. Il n’y manque pas ; mais je ris de son empressement à s’accommoder du linge de la maison. Je pénètre sa pensée ; je lis avec plaisir qu’il cherche, en se préparant des restitutions, des échanges, à s’établir une espèce de correspondance qui le mette en droit d’y renvoyer et d’y revenir.

Je m’étais attendu de trouver Sophie un peu plus ajustée aussi de son côté : je me suis trompé. Cette vulgaire coquetterie est bonne pour ceux à qui l’on ne veut que plaire. Celle du véritable amour est plus raffinée ; elle a bien d’autres prétentions. Sophie est mise encore plus simplement que la veille, et même plus négligemment, quoique avec une propreté toujours scrupuleuse. Je ne vois de la coquetterie dans cette négligence que parce que j’y vois de l’affectation. Sophie sait bien qu’une parure plus recherchée est une déclaration ; mais elle ne sait pas qu’une parure plus négligée en est une autre ; elle montre qu’on ne se contente pas de plaire par l’ajustement, qu’on veut plaire aussi par la personne. Eh ! qu’importe à l’amant comment on soit mise, pourvu qu’il voie qu’on s’occupe de lui ? Déjà sûre de son empire, Sophie ne se borne pas à frapper par ses charmes les yeux d’Émile, si son cœur ne va les chercher ; il ne lui suffit plus qu’il les voie, elle veut qu’il les suppose. N’en a-t-il pas assez vu pour être obligé de deviner le reste ?

Il est à croire que, durant nos entretiens de