Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/698

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beau que ce qui n’est pas. Si cet état eût pu durer toujours, vous auriez trouvé le bonheur suprême. Mais tout ce qui tient à l’homme se sent de sa caducité ; tout est fini, tout est passager dans la vie humaine : et quand l’état qui nous rend heureux durerait sans cesse, l’habitude d’en jouir nous en ôterait le goût. Si rien ne change au dehors, le cœur change ; le bonheur nous quitte, ou nous le quittons.

« Le temps que vous ne mesuriez pas s’écoulait durant votre délire. L’été finit, l’hiver s’approche. Quand nous pourrions continuer nos courses dans une saison si rude, on ne le souffrirait jamais. Il faut bien, malgré nous, changer de manière de vivre ; celle-ci ne peut plus durer. Je vois dans vos yeux impatients que cette difficulté ne vous embarrasse guère : l’aveu de Sophie et vos propres désirs vous suggèrent un moyen facile d’éviter la neige et de n’avoir plus de voyage à faire pour l’aller voir. L’expédient est commode sans doute : mais le printemps venu, la neige fond et le mariage reste ; il y faut penser pour toutes les saisons.

« Vous voulez épouser Sophie, et il n’y a pas cinq mois que vous la connaissez ! Vous voulez l’épouser, non parce qu’elle vous convient, mais parce qu’elle vous plaît ; comme si l’amour ne se trompait jamais sur les convenances, et que ceux qui commencent par s’aimer ne finissent jamais par se haïr ! Elle est vertueuse, je le sais ; mais en est-ce assez ? suffit-il d’être honnêtes gens pour se convenir ? ce n’est pas sa vertu que je mets en doute, c’est son caractère. Celui d’une femme se montre-t-il en un jour ? Savez-vous en combien de situations il faut l’avoir vue pour connaître à fond son humeur ? Quatre mois d’attachement vous répondent-ils de toute la vie ? Peut-être deux mois d’absence vous feront-ils oublier d’elle ; peut-être un autre n’attend-il que votre éloignement pour vous effacer de son cœur ; peut-être, à votre retour, la trouverez-vous aussi indifférente que vous l’avez trouvée sensible jusqu’à présent. Les sentiments ne dépendent pas des principes ; elle peut rester fort honnête et cesser de vous aimer. Elle sera constante et fidèle, je penche à le croire ; mais qui vous répond d’elle et qui lui répond de vous, tant que vous ne vous êtes point mis à l’épreuve ? Attendrez-vous, pour cette épreuve, qu’elle vous devienne inutile ? Attendrez-vous, pour vous connaître, que vous ne puissiez plus vous séparer ?

« Sophie n’a pas dix-huit ans ; à peine en passez-vous vingt-deux ; cet âge est celui de l’amour, mais non celui du mariage. Quel père et quelle mère de famille ! Eh ! pour savoir élever des enfants, attendez au moins de cesser de l’être. Savez-vous à combien de jeunes personnes les fatigues de la grossesse supportées avant l’âge ont affaibli la constitution, ruiné la santé, abrégé la vie ? Savez-vous combien d’enfants sont restés languissants et faibles, faute d’avoir été nourris dans un corps assez formé ? Quand la mère et l’enfant croissent à la fois, et que la substance nécessaire à l’accroissement de chacun des deux se partage, ni l’un ni l’autre n’a ce que lui destinait la nature : comment se peut-il que tous deux n’en souffrent pas ? Ou je connais fort mal Émile, ou il aimera mieux avoir plus tard une femme et des enfants robustes, que de contenter son impatience aux dépens de leur vie et de leur santé.

« Parlons de vous. En aspirant à l’état d’époux et de père, en avez-vous bien médité les devoirs ? En devenant chef de famille, vous allez devenir membre de l’Etat. Et qu’est-ce qu’être membre de l’Etat ? le savez-vous ? Vous avez étudié vos devoirs d’homme, mais ceux de citoyen, les connaissez-vous ? savez-vous ce que c’est que gouvernement, lois, patrie ? Savez-vous à quel prix il vous est permis de vivre, et pour qui vous devez mourir ? Vous croyez avoir tout appris, et vous ne savez rien encore. Avant de prendre une place dans l’ordre civil, apprenez à le connaître et à savoir quel rang vous y convient.

« Émile, il faut quitter Sophie : je ne dis pas l’abandonner ; si vous en étiez capable, elle serait trop heureuse de ne vous avoir point épousé : il la faut quitter pour revenir digne d’elle. Ne soyez pas assez vain pour croire déjà la mériter. O combien il vous reste à faire ! Venez remplir cette noble tâche ; venez apprendre à supporter l’absence ; venez gagner le prix de la fidélité, afin qu’à votre retour vous puissiez vous honorer de quelque chose auprès d’elle, et demander