Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/75

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avec tant de chaleur et d’indiscrétion ? vous aggravez son outrage, vous prouvez qu’il avait raison, vous sacrifiez mon honneur à un faux point d’honneur, vous diffamez votre maîtresse pour gagner tout au plus la réputation d’un bon spadassin. Montrez-moi, de grâce, quel rapport il y a entre votre manière de me justifier et ma justification réelle. Pensez-vous que prendre ma cause avec tant d’ardeur soit une grande preuve qu’il n’y a point de liaison entre nous, et qu’il suffise de faire voir que vous êtes brave pour montrer que vous n’êtes pas mon amant ? Soyez sûr que tous les propos de milord Edouard me font moins de tort que votre conduite ; c’est vous seul qui vous chargez par cet éclat de les publier et de les confirmer. Il pourra bien, quant à lui, éviter votre épée dans le combat, mais jamais ma réputation ni mes jours peut-être n’éviteront le coup mortel que vous leur portez.

Voilà des raisons trop solides pour que vous ayez rien qui le puisse être à y répliquer : mais vous combattrez, je le prévois, la raison par l’usage ; vous me direz qu’il est des fatalités qui nous entraînent malgré nous ; que, dans quelque cas que ce soit, un démenti ne se souffre jamais, et que, quand une affaire a pris un certain tour, on ne peut plus éviter de se battre ou de se déshonorer. Voyons encore.

Vous souvient-il d’une distinction que vous me fites autrefois, dans une occasion importante, entre l’honneur réel et l’honneur apparent ? Dans laquelle des deux classes mettrons-nous celui dont il s’agit aujourd’hui ? Pour moi, je ne vois pas comment cela peut même faire une question. Qu’y a-t-il de commun entre la gloire d’égorger un homme et le témoignage d’une âme droite, et quelle prise peut avoir la vaine opinion d’autrui sur l’honneur véritable dont toutes les racines sont au fond du cœur ? Quoi ! les vertus qu’on a réellement périssent-elles sous les mensonges d’un calomniateur ? Les injures d’un homme ivre prouvent-elles qu’on les mérite, et l’honneur du sage serait-il à la merci du premier brutal qu’il peut rencontrer ? Me direz-vous qu’un duel témoigne qu’on a du cœur, et que cela suffit pour effacer la honte ou le reproche de tous les autres vices ? Je vous demanderai quel honneur peut dicter une pareille décision, et quelle raison peut la justifier. A ce compte, un fripon n’a qu’à se battre pour cesser d’être un fripon ; les discours d’un menteur deviennent des vérités sitôt qu’ils sont soutenus à la pointe de l’épée ; et si l’on vous accusait d’avoir tué un homme, vous en iriez tuer un second pour prouver que cela n’est pas vrai. Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vérité, mensonge, tout peut tirer son être de l’événement d’un combat ; une salle d’armes est le siège de toute justice ; il n’y a d’autre droit que la force, d’autre raison que le meurtre ; toute la réparation due à ceux qu’on outrage est de les tuer, et toute offense est également bien lavée dans le sang de l’offenseur ou de l’offensé. Dites, si les loups savaient raisonner, auraient-ils d’autres maximes ? Jugez vous-même, par le cas où vous êtes, si j’exagère leur absurdité. De quoi s’agit-il ici pour vous ? D’un démenti reçu dans une occasion où vous mentiez en effet. Pensez-vous donc tuer la vérité avec celui que vous voulez punir de l’avoir dite ? Songez-vous qu’en vous soumettant au sort d’un duel vous appelez le ciel en témoignage d’une fausseté, et que vous osez dire à l’arbitre des combats : Viens soutenir la cause injuste, et faire triompher le mensonge ? Ce blasphème n’a-t-il rien qui vous épouvante ? Cette absurdité n’a-t-elle rien qui vous révolte ? Eh Dieu ! quel est ce misérable honneur qui ne craint pas le vice, mais le reproche, et qui ne vous permet pas d’endurer d’un autre un démenti reçu d’avance de votre propre cœur ?

Vous, qui voulez qu’on profite pour soi de ses lectures, profitez donc des vôtres, et cherchez si l’on vit un seul appel sur la terre quand elle était couverte de héros. Les plus vaillants hommes de l’antiquité songèrent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats particuliers ? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d’affronts réciproques, et le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s’être laissé menacer du bâton ? D’autres temps, d’autres mœurs, je le sais : mais n’y en a-t-il que de bonnes, et n’oserait-on enquérir si les mœurs d’un temps sont celles qu’exige le solide honneur ? Non, cet honneur n’est point variable ; il ne dépend ni des temps, ni des lieux, ni des préjugés ; il ne peut ni passer, ni renaître ; il a