Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/91

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tout fait pour vous, elle va voir ce que votre cœur peut faire pour elle. Est-il étonnant que sa santé succombe à ses peines ? Vous êtes inquiet de sa vie : sachez que vous en êtes l’arbitre. »

Il m’écoutait sans m’interrompre : mais sitôt qu’il a compris de quoi il s’agissait, j’ai vu disparaître ce geste animé, ce regard furieux, cet air effrayé, mais vif et bouillant, qu’il avait auparavant. Un voile sombre de tristesse et de consternation a couvert son visage ; son œil morne et sa contenance effacée annonçaient l’abattement de son cœur ; à peine avait-il la force d’ouvrir la bouche pour me répondre. « Il faut partir ! m’a-t-il dit d’un ton qu’une autre aurait cru tranquille. Eh bien, je partirai. N’ai-je pas assez vécu ? ─ Non, sans doute, ai-je repris aussitôt ; il faut vivre pour celle qui vous aime, avez-vous oublié que ses jours dépendent des vôtres ? ─ Il ne fallait donc pas les séparer, a-t-il à l’instant ajouté ; elle l’a pu et le peut encore. » J’ai feint de ne pas entendre ces derniers mots, et je cherchais à le ranimer par quelques espérances auxquelles son âme demeurait fermée, quand Hanz est rentré, et m’a rapporté de bonnes nouvelles. Dans le moment de joie qu’il en a ressenti, il s’est écrié : « Ah ! qu’elle vive, qu’elle soit heureuse… s’il est possible ; je ne veux que lui faire mes derniers adieux… et je pars. ─ Ignorez-vous, ai-je dit, qu’il ne lui est plus permis de vous voir ? Hélas ! vos adieux sont faits, et vous êtes déjà séparés. Votre sort sera moins cruel quand vous serez plus loin d’elle ; vous aurez du moins le plaisir de l’avoir mise en sûreté. Fuyez dès ce jour, dès cet instant ; craignez qu’un si grand sacrifice ne soit trop tardif ; tremblez de causer encore sa perte après vous être dévoué pour elle. ─ Quoi ! m’a-t-il dit avec une espèce de fureur, je partirais sans la revoir ! Quoi ! je ne la verrais plus ! Non, non : nous périrons tous deux, s’il le faut ; la mort, je le sais bien, ne lui sera point dure avec moi ; mais je la verrai, quoi qu’il arrive ; je laisserai mon cœur et ma vie à ses pieds, avant de m’arracher à moi-même. » Il ne m’a pas été difficile de lui montrer la folie et la cruauté d’un pareil projet, mais ce quoi ! je ne la verrai plus ! qui revenait sans cesse d’un ton plus douloureux, semblait chercher au moins des consolations pour l’avenir. « Pourquoi, lui ai-je dit, vous figurer vos maux pires qu’ils ne sont ? Pourquoi renoncer à des espérances que Julie elle-même n’a pas perdues ? Pensez-vous qu’elle pût se séparer ainsi de vous, si elle croyait que ce fût pour toujours ? Non, mon ami, vous devez connaître son cœur ; vous devez savoir combien elle préfère son amour à sa vie. Je crains, je crains trop (j’ai ajouté ces mots, je te l’avoue) qu’elle ne le préfère bientôt à tout. Croyez donc qu’elle espère, puisqu’elle consent à vivre ; croyez que les soins que la prudence lui dicte vous regardent plus qu’il ne semble et qu’elle ne se respecte pas moins pour vous que pour elle-même. » Alors j’ai tiré ta dernière lettre ; et lui montrant les tendres espérances de cette fille aveuglée qui croit n’avoir plus d’amour, j’ai ranimé les siennes à cette douce chaleur. Ce peu de lignes semblait distiller un baume salutaire sur sa blessure envenimée : j’ai vu ses regards s’adoucir et ses yeux s’humecter ; j’ai vu l’attendrissement succéder par degrés au désespoir : mais ces derniers mots si touchants, tels que ton cœur les sait dire, nous ne vivrons pas longtemps séparés, l’ont fait fondre en larmes. « Non, Julie, non, ma Julie, a-t-il dit en élevant la voix et baisant la lettre, nous ne vivrons pas longtemps séparés ; le ciel unira nos destins sur la terre, ou nos cœurs dans le séjour éternel. »

C’était là l’état où je l’avais souhaité. Sa sèche et sombre douleur m’inquiétait. Je ne l’aurais pas laissé partir dans cette situation d’esprit ; mais sitôt que je l’ai vu pleurer, et que j’ai entendu ton nom chéri sortir de sa bouche avec douceur, je n’ai plus craint pour sa vie ; car rien n’est moins tendre que le désespoir. Dans cet instant il a tiré de l’émotion de son cœur une objection que je n’avais pas prévue. Il m’a parlé de l’état où tu soupçonnais être, jurant qu’il mourrait plutôt mille fois que de t’abandonner à tous les périls qui t’allaient menacer. Je n’ai eu garde de lui parler de ton accident ; je lui ai dit simplement que ton attente avait encore été trompée, et qu’il n’y avait plus rien à espérer. « Ainsi, m’a-t-il dit en soupirant, il ne restera sur la terre aucun monument de mon bonheur ; il a disparu comme un songe qui n’eut jamais de réalité. »

Il me restait à exécuter la dernière partie de ta commission, et je n’ai pas cru qu’après l’union