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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/100

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

ras douze heures par jour à tourner cette roue, que tu seras comme tes compagnes bien et dûment battue chaque fois que tu te relâcheras, il te sera accordé six onces de pain noir et un plat de fèves par jour. Pour ta liberté, renonces-y, tu ne reverras jamais le ciel ; quand tu seras morte à la peine, on te jettera dans ce trou que tu vois à côté du puits, par-dessus trente ou quarante qui y sont déjà et on te remplacera par une autre.

— Juste ciel, monsieur, m’écriai-je en me jetant aux pieds de Dalville, daignez vous rappeler que je vous ai sauvé la vie, qu’un instant ému par la reconnaissance vous semblâtes m’offrir le bonheur, et que ce n’était pas à cela que je devais m’attendre.

— Qu’entends-tu, je te prie, par ce sentiment de reconnaissance dont tu t’imagines m’avoir captivé, dit Dalville, raisonne donc mieux, chétive créature, que faisais-tu quand tu m’as secouru ? Entre la possibilité de suivre ton chemin et celle de venir à moi, tu choisis la dernière comme un mouvement que ton cœur t’inspirait… Tu te livrais donc à une jouissance ? Par où diable prétends-tu que je sois obligé de te récompenser des plaisirs que tu t’es donnés et comment te vint-il jamais dans l’esprit qu’un homme comme moi qui nage dans l’or et dans l’opulence, qu’un homme qui, riche de plus d’un million de revenu, est prêt à passer à Venise pour en jouir à l’aise, daigne s’abaisser à devoir quelque chose à une misérable de ton espèce ? M’eusses-tu rendu la vie, je ne te devrais rien dès que tu n’as travaillé que pour toi. Au travail, esclave, au travail ! apprends que la civilisation, en bouleversant les institutions de la nature, ne lui enleva pourtant point ses droits ; elle créa dans l’origine des êtres forts et des êtres faibles, son intention fut que ceux-ci fussent toujours subordonnés aux autres comme l’agneau l’est toujours au lion, comme l’insecte l’est à l’éléphant ; l’adresse et l’intelligence de l’homme varièrent la position des individus ; ce ne fut plus la force physique qui détermina le rang, ce fut celle qu’il acquit par ses richesses. L’homme le plus riche devint l’homme le plus fort, le plus pauvre devint le plus faible, mais à cela près des motifs qui fondaient la puissance, la priorité du fort sur le faible fut toujours dans les lois de la nature à qui il devenait égal que