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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/16

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

mon sort, mais ceux qui m’avaient donné ce conseil, ou voulaient me tromper, ou ne connaissaient pas la dureté de l’âme de cet homme et la dépravation de ses mœurs. Après avoir attendu deux heures dans son antichambre, on m’introduisit enfin ; M. Dubourg, âgé d’environ quarante-cinq ans, venait de sortir de son lit, entortillé dans une robe flottante qui cachait à peine son désordre ; on s’apprêtait à le coiffer, il fit retirer son valet de chambre et me demanda ce que je lui voulais.

— Hélas, monsieur, lui répondis-je, je suis une pauvre orpheline qui n’ai pas encore atteint l’âge de quatorze ans et qui connais déjà toutes les nuances de l’infortune. Alors je lui détaillai mes revers, la difficulté de rencontrer une place, le malheur que j’avais eu de manger le peu que je possédais pour en chercher, les refus éprouvés, la peine même que j’avais à trouver de l’ouvrage ou en boutique ou dans ma chambre, et l’espoir où j’étais qu’il me faciliterait les moyens de vivre.

Après m’avoir écoutée avec assez d’attention, M. Dubourg me demanda si j’avais toujours été sage.

— Je ne serais ni si pauvre, ni si embarrassée, monsieur, lui dis-je, si j’avais voulu cesser de l’être.

— Mon enfant, me dit-il à cela, et à quel titre prétendez-vous que l’opulence vous soulage quand vous ne lui servirez à rien ?

— Servir, monsieur, je ne demande que cela.

— Les services d’une enfant comme vous sont peu utiles dans une maison, ce n’est pas ceux-là que j’entends, vous n’êtes ni d’âge, ni de tournure à vous placer comme vous le demandez, mais vous pouvez avec un rigorisme moins ridicule prétendre à un sort honnête chez tous les libertins. Et ce n’est que là où vous devez tendre ; cette vertu dont vous faites tant étalage, ne sert à rien dans le monde, vous aurez beau en faire parade, vous ne trouverez pas un verre d’eau dessus. Des gens comme nous qui faisons tant que de faire l’aumône, c’est-à-dire une des choses où nous nous livrons le moins et qui nous répugne le plus, veulent être dédommagés de l’argent qu’ils sortent de leur poche, et qu’est-ce qu’une petite fille comme vous peut donner en acquittement de ces secours, si ce n’est l’abandon le plus entier de tout ce qu’on veut bien exiger d’elle ?